En 2006, Chevron choisit les entreprises indonésiennes Green Planet et Sumigita afin de mener à bien un projet de dépollution des sols dans sa concession de la province de Riau, à Sumatra. Le projet consiste à décontaminer à l’aide de micro-organismes les sols pollués au pétrole sur ces terres. Le programme est approuvé par le gouvernement indonésien selon le contrat qui lie l’entreprise américaine à l’Etat. Chevron verse une somme de plus de
9 millions de dollars pour financer l’opération. L’Etat indonésien paie l’autre moitié.
En mai dernier, le tribunal anti-corruption avait déjà condamné les directeurs des deux entreprises indonésiennes choisies à cinq et six ans de prison en estimant que cette affaire avait fait perdre de l’argent à l’Etat. Ce sont cette fois trois employés indonésiens en charge de la protection environnementale chez Chevron qui sont à leur tour condamnés à la prison. Cette affaire aurait pu n’être qu’une décision de justice contestable supplémentaire comme c’est malheureusement souvent le cas dans l’Archipel. Mais celle-ci présente des éléments différents et pourrait avoir des répercussions plus larges.
Plusieurs institutions gouvernementales, notamment l’Association indonésienne du pétrole et l’Agence suprême d’audit, ont ainsi affirmé publiquement qu’aucune loi n’avait été bafouée dans cette affaire. Chevron accuse aussi le tribunal de n’avoir pas pris en considération les témoignages d’experts, ceux-ci affirmant effectivement que les sols en question nécessitaient une décontamination. Le seul expert dont la contribution a été écoutée par la justice est celui présenté par les procureurs et qui affirmait que le sol n’était pas assez pollué pour nécessiter une décontamination. Or celui-ci travaille pour une entreprise ayant perdu l’appel d’offres pour le projet en question, soulevant un problème manifeste de conflit d’intérêt.
Par ailleurs, selon le gouvernement lui-même, aucun contrat liant l’Etat à Chevron n’a été bafoué. De plus, une des employées condamnées n’avait été recrutée que six mois avant le début de l’enquête, alors que les faits datent d’il y a sept ans. Enfin, la Commission indonésienne des Droits de l’Homme a souligné les atteintes faites aux accusés emprisonnés 62 jours en 2012 sans les informer des charges retenues contre eux.
Tous ces éléments perturbants restent pour l’instant sans explication. Mais au-delà du cas Chevron en lui-même, ce sont plusieurs messages très négatifs que cette décision de justice apporte aux observateurs. Tout le secteur du pétrole et du gaz se pose désormais des questions, craignant que ce qui arrive au géant Chevron puisse aussi toucher les autres acteurs. Cette affaire est d’autant plus fâcheuse que l’Indonésie a de plus en plus besoin d’investissements et d’expertises étrangères afin de maintenir un secteur clé de l’économie nationale. Le pétrole et le gaz comptent pour environ 8% du PIB indonésien et 28% des revenus de l’Etat. La production de pétrole a constamment décliné depuis une décennie, passant de 1,4 million de barils par jour en 2000 à moins de 900 000 aujourd’hui.
Cette diminution a provoqué le départ de l’Indonésie des rangs de l’OPEP en 2008, le pays étant devenu importateur net de pétrole. L’Indonésie dépend ainsi de plus en plus de l’expertise technique et des investissements des multinationales étrangères pour ses futures explorations puisque la majorité de ses réserves pétrolières non exploitées se situent en eaux profondes dans l’est de l’Archipel. « 23 milliards de dollars d’investissements annuels seront nécessaires dans le secteur entre 2021 et 2025 explique Dipnala Tamzil, directeur exécutif de l’association nationale du pétrole. Nous avons besoin de trouver de nouvelles réserves pour enrayer la chute de la production. Cela nécessite d’énormes moyens et seules quelques entreprises peuvent les assumer. Criminaliser ces entreprises est donc tres inquiétant. »
Pourtant, l’affaire Chevron n’est pas le seul cas ayant instauré un climat d’inquiétude auprès des investisseurs étrangers et provoqué des critiques au sein même des autorités de l’Archipel. Le 8 juillet dernier, un tribunal anti-corruption a condamné un dirigeant d’IM2, un fournisseur indonésien d’accès à Internet dont l’Etat est actionnaire, à quatre ans de prison pour corruption dans une affaire de partage de fréquence haut débit. Les autorités ainsi que des experts en télécommunications s’étaient déjà interrogés sur la manière dont les procureurs en charge du dossier avaient travaillé. Le secteur minier, lui aussi très gourmand en investissements étrangers, est également au centre de décisions de justice discutées ces derniers mois.
Alors que l’Indonésie est parvenue ces dernières années à attirer quantité d’investissements étrangers ayant largement contribué à la forte croissance du pays, notamment dans les ressources naturelles, l’automobile ou la distribution, ces décisions de justice contestables sont de nature à remettre en cause l’intérêt des investisseurs pour l’Archipel. Le raisonnement est simple : si ce genre de mésaventures peut arriver à Chevron, cela peut arriver à n’importe qui. Le gouvernement indonésien aurait certainement intérêt à faire la lumière sur les dessous de l’affaire Chevron pour ne pas contribuer à délivrer un message de défiance aux investisseurs étrangers. Au risque de les voir préférer les Philippines, le Vietnam ou la Thaïlande pour leurs développements en Asie du Sud-est.