Joseph Theodorus Wulianadi, véritable célébrité sino-balinaise connu sous le nom de pak Joger est un homme hors du commun, businessman accompli et surtout mi-gourou mi-philosophe. Entretien fleuve de plus de 5 heures avec cet homme intarissable, inclassable et profondément original après son briefing du matin à plus de 150 employés… en pyjama.
Bali-Gazette : Pak Joger, pouvez-vous d’abord vous présenter en quelques mots à nos lecteurs ?
Pak Joger : Je suis né à Denpasar au 37 de la Jalan Sulawesi, mes parents sont d’origine chinoise, mon père né à Gianyar et ma mère à Marga et je suis marié avec une balinaise de Kerambitan. Ils vendaient des médicaments et des produits chimiques dans leur boutique de Jalan Sulawesi. J’ai essayé de faire des études à Surabaya dans le management mais j’étais trop rebelle. Ensuite, je suis parti en Allemagne étudier l’hôtellerie, et en revenant à Bali, j’ai été guide en allemand. Puis j’ai monté dans les années 80 une boutique art & batik grâce à l’aide d’un ami rencontré en Allemagne, Gerhard Seeger. Ma marque Joger est la contraction de nos deux prénoms respectifs. Mon business a prospéré sans que j’aie jamais eu besoin d’aucun marketing, nous avons actuellement
18 500 références dans nos deux magasins de Bali.
B-G : Aucun besoin de marketing ? Dites-nous vos secrets.
P.J : Pas vraiment de secret mais un style bien à moi, une vraie identité dont les gens raffolent. J’adore les idées et les mots, j’ai conçu la notion de pabrik kata kata (fabrique de mots), j’en colle sur tous mes objets, des phrases pour interpeller les gens et les faire sourire et réfléchir. Je crée tout seul tôt le matin à partir de 4 heures, je n’ai aucune équipe de designer avec moi mais une très grande bibliothèque où je puise aussi des idées. J’adore bousculer les gens et leurs idées reçues.
B-G : Depuis ce matin, vous avez employé plusieurs fois le mot anarchie, ne va-t-il pas à rebrousse-poil de la pensée dominante en Indonésie ?
P.J : Pour moi, les deux premiers anarchistes de l’histoire sont Bouddha Gautama et Jésus, ils ont rejeté l’ordre établi et leur enseignement a ouvert les consciences autour d’eux. Bien sûr, c’est Proudhon qui a vraiment établi au XIXème cette pensée où on est seul maître de soi et responsable. J’essaie constamment d’éveiller les consciences en aidant les gens à réfléchir, à développer leur liberté de parole, de pensée et leur sens de la responsabilité individuelle. Je m’y emploie les mercredi et vendredi dans mes deux établissements de Bali pendant au moins une heure. Je pense que certains en tirent plus de profit que leurs années à l’université. Outre ces réunions hebdomadaires dans mon entreprise, j’ai donné plus de 600 conférences dans le pays depuis les années 80. Et même la police m’a déjà invité, elle qui honnit ce mot d’anarchie ah ah…
B-G : Vous professez que votre société florissante est orientée vers le bonheur plutôt que vers le profit, êtes-vous un patron socialiste ?
P.J : je suis sans doute celui qui paie le plus d’impôts à Bali, 55 millions par jour, 20 milliards par an, et je gagne très bien ma vie. Je suis un homme simple, ne porte aucun signe extérieur de richesse, ni montre en or, ni costume italien. J’ai cherché dès mon plus âge à gagner de l’argent pour me libérer mais jamais comme une fin en soi. Le bonheur est au cœur de ma pensée, j’ai écrit un bouquin là-dessus. Je pratique le yoga et la méditation avec mon personnel pour les mettre sur cette voie et je leur parle à chaque réunion de la recherche du bonheur. Oui, nous sommes tous ici « happiness oriented » et d’ailleurs, je ne fixe aucun objectif de vente à mon personnel, je leur dis toujours : faites mieux, ni trop bien, ni trop mal ! Et ça marche.
B-G : Parmi les autres notions que vous affectionnez, il y a celle d’eustress, pouvez-vous nous dire ce que vous entendez par là ?
P.J : Ce n’est pas moi qui ai inventé ce mot, il s’agit du stress bénéfique [NDLR. Le préfixe eu signifie bon en grec], contrairement au distress (la détresse) mais ma définition en est toute personnelle. Il faut pratiquer la méditation, le jeûne, le yoga, travailler dur et faire l’amour [éclats de rire] pour y parvenir.
B-G : Vous nourrissez tout votre personnel et veillez à la qualité de la nourriture qu’on leur prépare, pourquoi ?
P.J : Vous connaissez déjà la réponse et vous savez que notre président Jokowi a bien saisi l’importance des vitamines et de la qualité de la nourriture pour améliorer le potentiel de son peuple. Alors je m’y emploie aussi à ma mesure.
B-G : Vous n’avez ni email personnel, ni téléphone, ni même un bureau, ça vous permet de cultiver votre personnage ou bien c’est pour ne pas être dérangé ?
P.J : J’ai un assistant, il sait toujours où me trouver. Je suis né à une époque où on faisait du business sans téléphone, ni email, alors je continue. Quant au bureau, je travaille à mes créations en silence chez moi sur mon ordinateur au dernier étage de mon immeuble. Ensuite, je traîne un peu partout dans les bureaux. Parfois, je donne un coup de main en cuisine ou bien je joue au satpam.
B-G : On vous courtise souvent pour ouvrir des succursales partout en Indonésie, pourquoi refusez-vous ?
P.J : Il y a vraiment un esprit Bali dans ce que je crée, une mode très spéciale qui correspond dans l’imaginaire des gens à Bali, c’est donc naturel qu’ils ne puissent trouver mes produits qu’à Bali, ça les rend encore plus précieux.
B-G : Avez-vous jamais pensé à faire de la politique ?
P. J : Je les ai tous rencontrés y compris les présidents, mais je ne les fréquente pas. Je ne rentrerai jamais en politique mais j’en fais tous les jours dans mon entreprise comme vous avez pu le constater ce matin en parlant des prochaines élections présidentielles avec tout mon personnel. On m’a proposé aussi de créer une nouvelle religion sur le bonheur, alors là, j’ai éclaté de rire et j’ai répondu qu’il y en avait déjà bien suffisamment !