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Jean Rocher: passionné par une histoire fort peu connue en France

Jean Rocher est un des trop rares écrivains français qui consacre la totalité de son œuvre littéraire à l’Indonésie, plus particulière dans les différents domaines de l’Histoire, passée et contemporaine, qui relient nos deux pays et dont il est féru. De passage récemment à Jakar­ta pour promouvoir auprès de la communauté francophone la version en français de son livre sur « les guerres napoléoniennes » à Java, sorti d’abord ici dans sa traduction indonésienne en 2011, cet ancien militaire de carrière répond aux questions de
La Gazette de Bali…


La Gazette de Bali : Jean Rocher, quelles sont vos origines ?

Jean Rocher : J’ai passé toute mon enfance et adolescence à Antony (92). J’ai suivi mes études secondaires au lycée de la ville. J’ai rêvé pendant de nombreuses années d’être marin : déjà les voyages…


LGdB : Etes-vous seulement écrivain aujourd’hui ou avez-vous d’autres occupations ?

J R : Après trente ans dans l’armée, je suis devenu consultant en matière de sûreté-sécurité, ce qui m’a permis de connaître le monde du travail dans les grandes entreprises et de compléter aussi ma connaissance de la planète avec notamment de nombreux déplacements. En l’absence de client (ce qui est le cas actuellement), ma vie s’apparente à celle d’un retraité et j’ai tout le temps d’écrire.

LGdB : Pouvez-vous résumer votre carrière dans l’armée ?
J R : La première partie de ma carrière militaire, après Saint-Cyr, s’est déroulée en tant que parachutiste avec de nombreuses opérations et trois séjours en Afrique : le Zaïre, le Tchad et le Togo. J’ai ensuite décidé de changer de continent et profitant du fait que ma femme (de mère vietnamienne) parlait le vietnamien, j’ai appris cette langue… durant mon séjour au Togo. Je l’ai présentée avec succès au concours d’admission à l’enseignement supérieur militaire du deuxième degré (qu’on appelle plus communément « Ecole de guerre ») et j’ai été dirigé vers l’apprentissage à Langues O de l’indonésien. Évidemment, mes supérieurs de l’époque estimaient que le vietnamien et l’indonésien se ressemblaient et j’ai été prié de faire le cursus programmé sur trois ans en… deux ans. Tout s’est bien passé heureusement, grâce notamment à d’excellents professeurs, Monsieur Pierre Labrousse et son épouse, Madame Farida Soemargono-Labrousse, pour ne citer qu’eux, bien entendu.


LGdB : L’Indonésie, comment y venez-vous ? Combien de temps y passez-vous ?

J R : Mon apprentissage comprenait une période d’application. Celle-ci a eu lieu à l’école de commandement et d’état-major de Bandung en 1989-1990. Cette immersion totale dans cet établissement regroupant les meilleurs officiers indonésiens m’a relativement peu appris au plan strictement militaire sauf pour tout ce qui concernait le contrôle territorial, discipline dans laquelle les Indonésiens, formés par leurs propres théoriciens (dont le général A.H. Nasution), possédaient une véritable expertise. Cette année passée dans un cadre dépaysant au possible a été riche d’enseignements. Ma femme est devenue directrice de la petite école française de Bandung (qui existait encore à l’époque) que fréquentaient mes deux filles et nous avons passé un séjour en famille sympathique. J’y ai écrit mon premier livre (non publié mais ronéotypé) : un dictionnaire des termes et acronymes militaires indonésiens-français.


LGdB : Des détails, des anecdotes sur votre carrière militaire ?

J R : De retour en France, j’ai été affecté à la Direction du renseignement militaire (DRM), section Asie. En 1992-1993, j’ai fait un séjour de six mois au Cambodge sous l’égide de l’ONU. Parmi tous les détachements étrangers envoyés dans ce pays pour y rétablir la paix, ce sont incontestablement les Français et les Indonésiens qui se sont distingués par leur tenue et leur efficacité, même si les autres formations n’ont pas démérité. Les militaires français et indonésiens se sont découverts et des manifestations de fraternisation ont beaucoup fait pour le rapprochement entre les deux pays qui étaient par ailleurs les organisateurs de cette opération de retour à la paix, (qui a eu lieu effectivement). J’ai retrouvé des collègues indonésiens lors de mon séjour comme attaché.

LGdB : Peut-on dire que vous avez été un espion ?
J R : Le mot « espion » est très connoté ; on lui préférera celui d’officier de renseignement. Pour ce qui concerne un attaché de défense, il a, parmi ses nombreuses missions, celle de renseigner l’état-major français (via la DRM, maintenant) sur l’état de l’armée du pays dans lequel il est accrédité et ceci à partir de sources accessibles. Moins parce que l’Indonésie constituerait une menace (!) que pour savoir les noms et affectations des responsables rencontrés lors des visites officielles et savoir quels sont les équipements de défense que nos industriels pourraient proposer. Certaines analyses d’ordre plus politique recoupent celles qui sont produites par les services de l’ambassade et peuvent être visées, voire sollicitées, par l’ambassadeur lui-même.

LGdB : Pourquoi cet intérêt pour l’Indonésie ? D’où cela vous vient-il ?
J R : Comme je l’ai dit, j’ai été dirigé vers l’Indonésie, ce n’est pas moi qui ai choisi. Mais je ne regrette rien, bien au contraire, car ce pays est fascinant par son immensité et par la volonté affichée d’aller à marche forcée vers le progrès.


LGdB : Par votre position d’attaché, qui avez-vous rencontré en Indonésie ? Qui vous a marqué ?

J R : On peut vivre dans une certaine autarcie, lorsqu’on est dans une ambassade. Pour ma part, j’ai essayé de multiplier les contacts, officiels, bien sûr, au sein de l’état-major indonésien, mais aussi dans d’autres milieux. C’est ainsi que j’ai été amené à me demander ce qu’avaient fait les officiers indonésiens formés par les Néerlandais entre 1940 et mars 1942, ce qui a donné lieu à un article « Les cadets de Bandung » dans la revue Archipel, dirigée à l’époque par le regretté Denys Lombard. J’ai interrogé chez eux AH Nasution (déjà cité) mais aussi Kawilarang et quelques autres survivants de cette époque.

LGdB : Oui, alors, quand avez-vous commencé à écrire ? Pourquoi cette passion pour l’Histoire commune de la France et l’Indonésie, ancienne et contemporaine ?
J R : Ce fut mon deuxième article. En relisant des archives du poste, je me suis ensuite intéressé au cimetière militaire français de Sabang où reposent des marins tués lors d’un combat naval entre « Le Mousquet » français et « L’Emden » allemand, en octobre 1914. Puis à Arthur Rimbaud, débarquant à Salatiga, puis à l’île de Balekambang « donnée » à André Malraux. Tous ces épisodes ont donné lieu à des articles dans « Archipel », puis dans « Le Banian », puis dans « Les Carnets de la Sabretache », revue d’histoire militaire. J’ai été amené à me constituer une bibliothèque d’ouvrages sur l’Indonésie en français, anglais et indonésien et finalement à me passionner pour une histoire fort peu connue en France.

LGdB : Combien de livres avez-vous écrits ?
J R : Mon premier livre fut publié par Kailash en 2000 : « Une saison indonésienne ». J’avais eu l’occasion d’écouter de jeunes Balinais employés à Jakarta me raconter leurs « histoires » et, ayant pris des notes, j’en ai fait un roman, avec en toile de fond les événements de mai 1998 et notamment les incendies de Glodok. Le livre a été traduit en indonésien sous le titre « Lelehan Musim Api » et publié par KPG. Un jour, me promenant dans une grande librairie de Balikpapan, j’ai eu le plaisir de voir (à la dérobée) ce livre acheté par une charmante jeune fille… Chez le même éditeur a été publié mon deuxième livre, une fiction cette fois, qui se déroule en partie à Bali : « Keping Rahasia Terakhir », aventures et mésaventures d’un agent français (un vrai, cette fois !), traduites du français avec brio par Jean Couteau. Les deux autres livres ont été publiés par Kompas Penerbit Buku : « Perang Napoleon di Jawa » et « Sejarah Kecil Indonesia-Prancis 1800-2000 ». Le premier raconte le fiasco de l’expédition voulue par Napoléon pour garder Java et la préserver des visées britanniques. Des recherches aux archives (nationales et de la défense) ont été nécessaires.

LGdB : Vous écrivez en français mais vos livres sont traduits et publiés d’abord en indonésien. Pourquoi ?
J R : La traduction du français vers l’indonésien est un vrai problème. Les éditeurs rechignent à payer un traducteur. De plus, se glissent parfois des contresens, parfois amusants : d’ardents marins « chauds lapins » sont ainsi devenus des lapins chauds dans une traduction… C’est grâce à l’Ecole française d’Extrême-Orient et à son directeur Henri Chambert-Loir (cf. La Gazette de Bali n°36 – mai 2008) que la « guerre de Java » a pu être traduite en indonésien. Le livre a connu un vrai succès et j’ai fait paraître une version légèrement retouchée chez Edilivre : « Comment Napoléon a perdu Java », disponible en version papier et e-book sur le site ou sur Amazon. Pour le livre suivant « Sejarah Kecil », je l’ai traduit moi-même en anglais : le traduire de l’anglais vers indonésien ne présente pas trop de difficulté pour l’éditeur.


LGdB : Quelle est votre actualité aujourd’hui ?

J R : Je suis en train de préparer une version française de l’« armée coloniale néerlandaise » qui est en cours d’édition à Kompas Penerbit Buku et qui devrait sortir en septembre.


LGdB : Quel est votre lectorat en France ? Y intéressez-vous les éditeurs, la presse, la télé ?

J R : Si j’ai réussi une sorte de percée chez des éditeurs indonésiens, il n’en est pas de même des éditeurs parisiens. La guerre de Java est éditée par Edilivre qui publie « à la demande », donc sans effort de promotion ou de distribution de sa part. Les ventes sont faibles. Je vais essayer l’Harmattan pour le prochain livre sur l’armée coloniale… Bref, sans notoriété particulière, il est très difficile d’intéresser un éditeur en France, surtout avec des livres qui parlent de l’Indonésie.

LGdB : Avez-vous rencontré Bernard Dorléans, dont nous publions des extraits du livre « Les Français et l’Indonésie » chaque mois dans la Gazette ?

J R : J’ai bien connu le regretté Bernard Dorléans : il possédait une bibliothèque d’ouvrages de valeur sur l’Indonésie. Il avait une vaste connaissance de l’Indonésie qu’il avait parcourue en long et en large. A la fin, il vivait dans une sorte de thébaïde dans la grande banlieue de Jakarta. Je lui ai rendu visite de temps à autre alors que son état de santé se détériorait lentement. Avec sa disparition, les Français ont perdu un vrai connaisseur de l’Indonésie. Son livre « Les Français et l’Indonésie » est précieux car il cite pratiquement tous les Français qui se sont aventurés dans l’Archipel. Mon livre « Sejarah Kecil » ne concerne que la période 1800-2000 et souligne les aspects inattendus, pittoresques ou cocasses des rencontres. Sept chapitres ont été écrits par Iwan Santosa, grand reporter à Kompas et écrivain lui-même.

LGdB : Que faudrait-il faire pour que la France et l’Indonésie se connaissent mieux ?
J R : C’est essentiellement le travail des ambassades. L’Indonésie possède un potentiel touristique immense mais il ne faudrait pas que Bali détourne le flux des touristes. Il y a une trentaine d’années, il était très à la mode de faire un trek en pays Toradja. Qu’en est-il maintenant ? L’Indonésie doit faire de gros efforts au plan des infrastructures et de la lutte contre la pollution. La gentillesse des habitants ne peut pas tout. Et fort heureusement, la corruption n’est pas très visible aux yeux d’un touriste.

LGdB : Qu’est- ce qui ne va pas dans les relations entre les deux pays ?
J R : La peine de mort pour faits de drogue a beaucoup choqué en France. Il faudrait que le gouvernement indonésien fasse un vrai effort dans le domaine de la communication et que sa justice soit plus transparente et efficace. On a parfois l’impression que les décideurs indonésiens n’ont aucun souci de l’image qu’ils peuvent donner à l’étranger.


LGdB : A votre avis, quels sont les atouts de la France auprès des Indonésiens ? Et les atouts de l’Indonésie pour les Français ?

J R : La France n’a laissé aucun souvenir historique même si l’on se souvient encore de la « route Napoléon » et du gouverneur franco-néerlandais Daendels. La France est le pays de la haute technologie (Airbus) et d’un certain raffinement (parfums). Même si les Indonésiens « zappent » la France, pays des Droits de l’Homme et pays de la gastronomie et du vin, il reste que notre image est bonne, me semble-t-il. Pour ceux des Français qui connaissent « un peu », l’Indonésie est le pays des plages, des îles, du tourisme et du sourire : ce n’est pas rien, beaucoup de pays n’ont pas cela à offrir.

LGdB : L’islamisation du mode de vie indonésien, qu’est-ce que cela vous inspire, vous qui avez connu une autre Indonésie dans les années 90 ?
J R : Curieusement, l’islam en Indonésie n’est pas une question pour l’étranger non musulman. Cela est sans doute dû au fait que le musulman indonésien pratique avec une certaine retenue et que le fanatisme se ressent peu dans la vie de tous les jours. L’esprit de tolérance, qui est encore très présent, doit être préservé à tout prix ! C’est un atout fantastique.


LGdB : L’Indonésie en France, qu’est-ce que c’est ? Fréquentez-vous des Indonésiens qui y vivent ?

J R : C’est avant tout une ambassade qui me paraît actuellement dynamique. J’y ai de bons contacts. Il y a aussi des étudiants, nombreux, discrets mais assidus, des couples mixtes, des restaurants (pas assez !)… La revue « Le Banian », dirigée par Johanna Lederer (cf. La Gazette de Bali n°61 – juin 2010), rencontre un vrai succès chez ces « expats » indonésiens. On note une forte volonté de la part des officiels indonésiens d’animer cette « diaspora » (qui constitue une élite en soi : ce sont les meilleurs qui sont envoyés en France) et de faire en sorte que l’Archipel soit mieux connu.

LGdB : Pouvez-vous décrire pour nos lecteurs votre prochain projet littéraire ?
J R : Comme je vous l’ai dit, je prépare un livre pour l’Harmattan qui décrit la condition des militaires de l’armée coloniale néerlandaise de 1820 à 1920. Durant cette période, le pouvoir hollandais fit appel à de nombreux volontaires étrangers pour la pacification de l’Archipel. Parmi ces soldats et officiers de ce qu’on a pu appeler « la légion étrangère batave », des francophones qui ont laissé des témoignages. Beaucoup de ces soldats ont enduré des conditions de vie très dures (maladies). Les combats ont été rudes : on ne faisait pas de prisonniers de part et d’autre. Même si beaucoup ont oublié, on peut se demander si le ressentiment des Indonésiens vis-à-vis du colonisateur ne date pas en partie de ces affrontements marqués par une grande cruauté.

LGdB : Venez-vous souvent en Indonésie ? N’aimeriez-vous pas y vivre ?
J R : Je vais en Indonésie deux fois par an en moyenne. J’y rencontre mon éditeur et des amis. J’ai longtemps rêvé de m’installer à Bali mais je crois que la bonne solution est le voyage et l’hôtel confortable à l’arrivée. J’ai peut-être tort mais j’ai l’impression que, si je m’y installais, je m’y ennuierai au bout d’un certain temps. Même s’il y a mille choses à voir dans ce pays.

LGdB : Comment voyez-vous l’avenir de ce pays en ce début de 21ème siècle ?
J R : En espérant que l’arrivée des jeunes générations nourries au lait de la télé, du rouleau compresseur de la mondialisation et la part grandissante de l’influence chinoise dans tous les domaines ne fassent disparaître le charme indéfinissable de ce gigantesque pays.

« Qu’elles étaient noires ses jolies dents ; comment Napoléon a perdu Java » par Jean Rocher, 240 pages, éditions Edilivre, 21,50 € en livre papier, 12,90€ en e-book.
« Perang Napoleon di Jawa 1811 : Kekalahan memalukan Gubernur Jendral Janssens» par Jean Rocher, 280 pages, éditions Kompas, 58 000rp

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