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JEAN COUTEAU : L’AMOUR BALINAIS N’EST PAS ROMANTIQUE, MAIS PRAGMATIQUE

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Difficile de parler de l’amour à Bali sans se demander ce qu’il représente pour les Balinais aujourd’hui. Nous avons donc interviewé l’ethno-sociologue français Jean Couteau, un habitué de ces colonnes, pour nous éclairer. Au final, il ressort que l’amour « à l’occidental », s’il a bien évidemment imposé petit à petit dans les mœurs locales un certain nombre de ses codes, est loin d’exercer une emprise totale sur les Balinais. L’amour ici n’est pas romantique, mais pragmatique, nous explique Jean Couteau. Avec lui, nous tentons aussi de comprendre pourquoi l’Occident a développé cette image romantique de Bali. Nous découvrons alors que cette construction est avant tout d’ordre sexuel et reflète des fantasmes coloniaux et post-coloniaux…

Bali-Gazette : Le concept d’amour romantique comme on le connait en Occident existe-t-il à Bali ?

Jean Couteau : Il débarque, il n’existait pas avant. Mais les variables économique et statutaire autour du mariage qui en sont les bases ici continuent de perdurer. Et à Bali, il faut rappeler que la femme a toujours été mise du côté passif en raison de la tradition. Il faut savoir que Bali s’est urbanisée tardivement et que ce concept importé d’amour romantique est encore bien neuf. Et encore, c’est plus de désir que d’amour dont il s’agit en règle générale. Il faut aussi noter qu’il y a aujourd’hui beaucoup de suicides liés au refus des familles d’accepter, dans certains milieux (chez les brahmanes en particulier), que des jeunes gens de statut social diffèrent puissent se marier. Il y a à la fois libéralisation des contraintes traditionnelles dans certains milieux et cristallisation idéologique de ces mêmes contraintes dans d’autres.

B-G : Connaissez-vous des thèmes d’amour romantique qui auraient été intégrés à la culture locale ?

J C : Je ne vois pas d’exemples de ce type. L’amour balinais n’est pas romantique, mais pragmatique. Par exemple, il y a la croyance que lorsque l’âme chemine au-dessus de l’enfer, elle doit passer sur un pont pour savoir si elle va y tomber ou pas. Une autre âme en peine peut l’aider à passer sans tomber et donc y échapper. Dans la réincarnation ensuite, on peut repayer cette dette en se mariant et en subvenant au besoin de celui dont l’âme fut d’un bon secours. Rien de romantique à cela. Il faut savoir que le désir est toujours réprimé…

B-G : Mais justement, les légendes hindoues sont pleines d’amours impossibles et de désirs réprimés. Ne serait-ce pas cela le romantisme à la balinaise ?

J C : Il y a surtout des histoires d’enlèvements où la femme est vraiment considérée comme un objet. Il y a très peu d’autonomie du désir amoureux dans la culture balinaise. Le contrôle des parents sur les rencontres que peuvent faire les jeunes femmes était drastique et je suis sûr que cela perdure aujourd’hui. Les jeunes Balinaises ne trainent pas dans la rue au village, contrairement aux garçons, et quand elles ont à se déplacer, c’est souvent en groupe, afin d’éviter les problèmes. Ces codes sont implicites d’un certain ordre des choses où la jeune femme doit être protégée. Il faut savoir que si une jeune femme est violée, le violeur peut réparer l’outrage s’il épouse sa victime.

B-G : Alors ce nouveau rituel des ados (omed-omedan) qui s’échangent des baisers sur la bouche tous les ans à Sesetan, dans Denpasar, qu’est-ce que cela vous inspire ?

J C : Ca, c’est bien un comportement importé. Car ici, le baiser se faisait avec le nez avant, si je puis dire. Il était hors de question d’échanger un baiser sur la bouche. Celui-ci s’est infiltré petit à petit, avec le temps. Sans doute au départ, avec les films américains. Et puis aussi, depuis les trente dernières années, à cause de l’emploi du dentifrice qui s’est généralisé. On ne faisait rien avec sa bouche avant, ici, le corps est pensé différemment.

B-G : Oui, donc, une relation mixte avec un Occidental ou une Occidentale ne serait-elle pas dès lors perçue comme un passeport pour l’amour romantique ?

J C : C’est surtout perçue comme une libération. Et on améliore son statut par la même occasion. Mais cela a un prix. Et ce n’est pas la même chose pour les hommes et les femmes. Il faut se rappeler que beaucoup d’hommes politiques de l’ère de l’Indépendance avaient des épouses occidentales. C’est valorisant pour l’homme indonésien. A l’inverse, et dans la culture balinaise par exemple, une jeune promise qui suivra un étranger prend congé de l’autel de ses ancêtres. Epouser, c’est prendre… Ceci est valable dans toutes les cultures de l’Archipel. A part peut-être pour le cas de ces Occidentaux aujourd’hui qui n’hésitent pas à embrasser l’islam pour se marier avec une Indonésienne, principalement à cause des réticences de la famille. Sinon, l’homme prend la femme et celle-ci embrasse la religion et la culture de son mari.

B-G : Il parait qu’en cas de divorce d’un homme d’une autre religion, une jeune Balinaise ne sera pas reprise par sa famille ?

J C : Non, c’est faux, cela est possible à condition de faire une cérémonie spéciale qui lui permettra de revenir à sa culture d’origine. Les Occidentaux qui se marient ici n’ont bien sûr aucune idée de toutes ces contraintes religieuses et coutumières. Pour ceux qui se convertissent à l’hindouisme balinais pour épouser une fille d’ici, il faudra se faire accepter par la communauté, subir des contraintes sociales inconnues et surtout payer des cérémonies…

B-G : Tout cela n’est effectivement pas très romantique…

J C : Non… De l’autre côté, pour un Balinais ou une Balinaise, se marier avec un étranger, c’est aussi peut-être une chance d’échapper à un destin médiocre. Pour la Balinaise, il lui faudra un certain courage car il y a du mépris pour celle qui va avec un Occidental. Comme dans toutes les cultures de l’Indonésie à vrai dire… Il y a un racisme ordinaire, qui ne représente pas un discours structuré comme en Occident, mais qui est bien réel. Tout cela ne peut être supporté que pour l’argent et l’ascension sociale qu’implique un tel mariage. Nos sociétés occidentales sont infiniment plus tolérantes…

B-G : Qu’est-ce qui a construit l’image romantique de Bali dans l’inconscient occidentale ?

J C : Nous avons un imaginaire bâti autour de notions coloniales et post-coloniales. Il y a aussi le cinéma américain, encore lui ! Et aussi les seins nus des Balinaises bien sûr… Les Hollandais, calvinistes, étaient choqués… Pour nous Français, il y a Tahiti, Gauguin, c’est pareil et tout cela perdure dans nos mentalités. Il faut noter qu’en Indonésie, la femme moderne s’est rhabillée. C’est d’ailleurs Sukarno qui a interdit par décret aux Balinaises de se promener seins nus. Tout cela tourne autour d’une objetisation de la femme exotique et comporte l’idée que tous les fantasmes peuvent s’acheter. J’ai deux questions à poser : combien parmi les Occidentaux qui vivent ici ont de vrais amis indonésiens masculins ? Et aussi, combien d’hommes occidentaux finissent-ils pas se « spécialiser » uniquement dans la femme asiatique ?

B-G : Il y a donc une dimension sexuelle à cette perception d’un Bali romantique…

J C : Evidemment, encore une fois avec les corps révélés dans leur nudité partielle et l’idée d’une femme passive, soumise à l’homme. L’Occidental entretient le paradoxe de vouloir émanciper cette femme tout en la réduisant à ses désirs. Le Balinais lui, a peur de la femme occidentale mais cela le valorisera s’il peut la séduire. Il représente aussi un fantasme récurent dans l’imaginaire de la femme occidentale : celui de l’artiste, du peintre, du danseur…

B-G : Des films comme « Eat, Pray, Love » ou « Toute la beauté du monde » sous-entendent qu’on découvrira l’amour à Bali, est-ce vrai ?

J C : Non, c’est faux… mais le mythe est tenace. Tout cela repose sur l’idée qu’en Orient, les gens sont plus sages et spirituels. Cela date des années hippies avec l’introduction des cultures orientales en Occident. Une introduction faite de re-fabrications à notre sauce, avec du positivisme, de l’ethnique, du paradis sur terre, de la spiritualisation reformatée selon nos besoins, Bali répond à cela. On le voit avec le boum du  New Age, le boum d’Ubud… Ces films reflètent cet état d’esprit typiquement occidental.

B-G : L’étranger trouverait-il sa dose de merveilleux à Bali ?

J C : Sans aucun doute, et ce malgré son urbanisation galopante des dernières années. Il semble que Bali continue de fasciner.

B-G : Ce boum des mariages à Bali, des lunes de miel, l’invasion des wedding planners. Qu’est-ce que cela vous inspire pour conclure ?

J C : C’est tout d’abord une énième mercantilisation de la culture balinaise qui va de pair, côté balinais, avec une formalisation de plus en plus stricte de la religion. Deux mondes qui  s’éloignent contrairement aux apparences. Et puis, pourquoi les gens ont-ils besoin de se marier dans un environnement exotique ? Pour échapper à l’ordinaire, pour ce besoin de merveilleux que l’on vient d’évoquer… D’ailleurs ces lunes de miel à Bali sont très populaires auprès des touristes asiatiques qui en constituent le marché majoritaire. C’est peut-être cela le romantisme de Bali aujourd’hui !

                                                             Entretien par Eric Buvelot

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