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Java et ses habitants, le point de vue officiel

Quelques observations sur la formation des administrateurs coloniaux et l’éducation des indigènes
A en croire les fonctionnaires avec lesquels j’ai eu la bonne fortune de m’entretenir, on ne saurait exagérer l’utilité de la parfaite connaissance des langues. L’administration de la justice, le contrôle des fonctionnaires indigènes, tout en dépend. Le gouvernement hollandais presse ses fonctionnaires d’apprendre la langue de ses sujets. Mais peut-être que sa raison la plus forte, si elle n’est pas d’ordre privée, n’est pas non plus d’ordre administratif. Elle pourrait bien, au moins jusqu’à ces derniers temps, avoir été d’ordre politique. Peut-être – j’y insiste, ce n’est qu’une supposition qui serait à vérifier – préférait-il que ses sujets indigènes n’eussent pas à apprendre et ne parvinssent pas à posséder la langue de leurs maîtres. Toute vérité n’est pas bonne à dire ; tout imprimé n’est pas bon à lire. Il y a dans les livres, brochures et journaux hollandais, plus d’une proposition qu’il vaut mieux que les vaincus ignorent…

« Le système de la Hollande ne ressemble guère au nôtre. En France, les fils de la bourgeoisie, de toute la bourgeoisie hélas… fréquentent en général, les collèges et les lycées, où l’on enseigne surtout les humanités ; en Hollande, ils fréquentent les écoles « bourgeoises », où l’on donne un enseignement primaire supérieur, ou plutôt un enseignement comparable à ce qu’avait institué notre grand ministre, Victor Duruy, l’enseignement « spécial », qui repose sur ces deux bases : les langues et les sciences. Type d’enseignement remarquable et même excellent, si l’élève se résigne à l’avance aux besognes obscures et aux fonctions subalternes ; ou bien si, ayant d’autres ambitions, il est de taille, une fois entré dans la vie, à compléter lui-même son éducation, à élargir et à hausser son esprit par le travail personnel ; type assurément insuffisant, si étant de facultés moyennes, cet élève aspire cependant aux premiers rangs de la société ou de l’administration. Son esprit solidement établi sur des connaissances utiles, n’aura ni souplesse, ni profondeur ; il manquera de philosophie, qui est tout l’homme d’Etat ; il manquera de forme, qui est tout le politique. Or les futurs fonctionnaires des Indes, à qui peut suffire un modeste bagage d’administrateur, tant qu’ils restent au bas ou même au milieu de l’échelle, doivent, au contraire, parvenus au sommet, résidents ou conseillers, posséder les ressources étendues du politique et de l’homme d’Etat. Car leur rôle n’est plus seulement d’administrer ; il est, dans une large mesure, de gouverner ; et cela, sauf exceptions qui se comptent, ne s’apprend ni a l’école primaire ni même à la realschule ou comme on l’appelle en Hollande, à l’école bourgeoise supérieure… L’éducation professionnelle de presque tout le personnel indo-néerlandais non seulement est technique, elle est terre-à-terre.


L’éducation des indigènes

« …Tournez-vous vers les Anglais, les Français, les Espagnols et demandez-leur ce qu’ils ont fait pour leurs sujets indigènes, s’ils se sont préoccupés de leur éducation et quelle éducation, ils leur ont donné. A cette question directe, Espagnols, Français et Anglais auront toujours une raison pour ne pas répondre directement. Tous aiment leurs sujets indigènes et veulent les policer et les instruire, mais tous se sont heurtés à quelque obstacle qui les a empêchés d’avancer ce qu’ils ambitionnaient ; ici, le respect de la propagande religieuse et des droits séculaires ; là, la nécessité d’achever d’abord la conquête et la pacification ; ailleurs les préjugés et les répugnances des peuples vaincus ; presque partout, le manque d’argent. Seuls les Hollandais n’ont pas rencontré d’obstacle. Ils ont pu faire ce qu’ils ont voulu. Leur domination à Java date de trois cent ans ; leurs finances longtemps prospères, sont encore satisfaisantes ; l’Etat chez eux est indépendant des églises ; la population indigène, musulmane de religion, ne se défie pas trop de la science ; la seule classe dont l’éducation ait été sérieusement en question, la classe des chefs, n’y a jamais été résolument hostile, et y devient même favorable…

« …Daendels se préoccupa de l’éducation des Javanais ; les Régents, disait-il, dans un arrêté de 1808, devront prendre soin de faire instruire la jeunesse dans les mœurs, les coutumes, lois et connaissances religieuses de Java et de créer les écoles nécessaires… et aussi de nommer d’habiles instituteurs… Mais ce sont là des dispositions qu’on met sur le papier, et qui y restent. Comment des Régents parfaitement ignorants et qui n’attachaient pour eux-mêmes aucun pris à l’instruction, eussent-ils tenu la main à l’enseignement du peuple ? Ou trouver les maitres ? Comment organiser les écoles ? L’arrêté de 1808 resta donc lettre morte. Lettres mortes aussi ceux de 1818, 1820, 1827, 1830. Les Régents ne pouvaient pas grand-chose ; ils n’en firent rien. En 1849, il n’y avait dans tout Java que deux écoles de régence. Et c’était chez deux Régents célèbres par leurs initiatives, celui de Jepara et celui de Pasoeroean. En 1851, il n’y en avait encore que cinq.

Et quelles écoles… Un enseignement à peu près nul ; des élèves qui ne se souciaient guère d’apprendre et des maîtres à peu près incapables d’enseigner. Et à vrai dire, pas d’école, au sens ou nous donnons à ce mot. Il se tenait chez le Régent, plus ou moins régulièrement, des réunions d’enfants, auxquels un soi-disant maître, parent ou ami du Régent, faisait la lecture et le commentaire d’un passage du Coran. Le Régent se chargeait de tous les frais, mais le plus souvent seulement de l’entretien du bâtiment ; les habitants contribuaient aux dépenses scolaires ; les élèves, en principe, ne payaient pas : les plus riches faisaient des cadeaux au maître, les plus pauvres travaillaient pour lui. Peu à peu, les choses changèrent et les chiffres grossirent. En 1852, on comptait quinze écoles de Régence ; en 1865 on en comptait cinquante-huit. L’Etat les subventionnait et se chargeait de l’entretien du maître. De 1873 à 1882, on ouvrait ainsi 249 écoles nouvelles, 111 à Java et 138 dans les autres provinces. Le nombre total des écoles du gouvernement finit par s’élever à 512. Cette fièvre dura jusqu’en 1884. La situation financière de Java obligea les plus ardents à modérer leur zèle ; le gouvernement renonça à ouvrir des écoles nouvelles. C’est pourquoi à la fin de 1896, on comptait à Java 407 écoles dont 205 écoles gouvernementales avec 37 103 élèves, 116 écoles subventionnées avec 71 176 élèves. Et Java renferme vingt-cinq millions d’habitants. Etrange disproportion entre les espoirs de la première heure et les résultats de l’heure présente.

En conclusion J. Chaillet-Bert termine sur une note mitigée sur les bienfaits de l’organisation coloniale hollandaise :

« …L’administration hollandaise a voulu tout surveiller et tout diriger : affaires publiques et affaires privées, affaires des indigènes et affaires des colons. Les fonctionnaires européens se noient dans le détail : ceux pour qui ils se donnent autant de mal ne leur savent aucun gré. Les colons s’insurgent contre une surveillance qui gène leurs affaires et une centralisation qui retarde les solutions. La masse de la population indigène n’apprécie guère cette protection qu’on étend sur elle. Elle sentirait plutôt le prix dont elle la paie : ce qui subsiste encore du système Van den Bosch.

Quant à l’aristocratie, elle est visiblement mécontente de la déchéance qu’on lui a imposée. Les Régents satisfaits un temps de se décharger de leur besogne sur les agents inférieurs, s’inquiètent de voir ces inférieurs se transformer en rivaux. Ils aspirent à reprendre leur rôle de classe dirigeante, dut-il leur en coûter quelque peine et quelque travail… »

Extrait de « Les Français et l’Indonésie »,
Bernard Dorléans, éd. Kailash

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