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Java et ses habitants, le point de vue officiel

L’émergence du Japon en Asie et la délicate accession au rang occidental des minorités japonaise et chinoise dans l’Insulinde.
Il y a quelques années encore, on ne parlait guère des Japonais à Java, ils étaient à peine quelques individus : des acrobates et des prostituées. Aujourd’hui, ils sont beaucoup plus nombreux : encore quelques acrobates, déjà plus de prostituées, et des commerçants en nombre croissant et l’on commence à s’en préoccuper, mais pas seulement pour des raisons purement économiques. La guerre sino-japonaise et les triomphes du Japon, qui ont étonné l’Europe, ont troublé l’Extrême-Orient. Ce peuple oriental passant tout d’un coup, par droit de conquête, au rang de puissance occidentale, a alarmé ceux-là même qu’on eût pu croire au-dessus de l’inquiétude. Java possède une armée solide, un état-major instruit, des camps et des forteresses, et des chemins de fer de concentration ; et c’est une option que je ne suis pas seul à soutenir, que ni
25 000 ni même 50 000 hommes de bonnes troupes ne suffiraient à en venir à bout. Malgré cela, les autorités indo-néerlandaises rangent, à n’en pas douter, les Japonais parmi les puissances avec lesquelles il est sage de compter. Et c’est une des raisons qui font que les sujets japonais sont ceux que l’on tient à l’œil. Mais il y en a une autre. Récemment le Japon a signé avec plusieurs grandes puissances des traités de commerce où il a stipulé, pour ses nationaux, le même traitement qui serait accordé aux Européens. En vertu de ces traités, les Japonais ont les mêmes droits à l’égard de la partie contractante que les sujets de n’importe quelle puissance occidentale. Il ne peut plus être question d’apporter des obstacles à leur entrée ou à leur établissement, de les assujettir à des taxes spéciales, ou de les soumettre à des restrictions ou à une surveillance. Or, la Hollande est précisément l’une de ces puissances qui ont traité avec le Japon, et cette circonstance emprunte une importance particulière à la conquête récente par le Japon de l’île de Formose. A la suite de cette conquête, les Chinois indigènes ont été autorisés à réclamer la nationalité japonaise ; par suite s’ils se fixent sur le territoire d’une nation qui a contracté avec le Japon, ils peuvent prétendre au traitement accordé, non pas aux Chinois, mais aux nationaux japonais, c’est-à-dire aux Européens eux-mêmes. Il en résulte que Formose, étant proche de Java, est menacée de voir quelque jour arriver par bandes et se fixer dans le pays, des Chinois contre lesquels on n’aura aucune action, et qu’il faudra accueillir comme des Européens, mais qui n’en seront pas moins des Chinois de race, avec le tempérament, les procédés et les chances de succès de leurs compatriotes demeurés Chinois de nationalité. Cela est gênant.

Les Arabes…
Les Arabes – au nombre de 17 000 à Java et de 8 000 dans les possessions extérieurs – apportent avec eux des inconvénients d’un autre ordre, d’ordre économique et aussi d’ordre religieux. Dans l’ordre économique, on peut, à certains égards, les comparer aux Chinois. Ce n’est pas, toutefois qu’ils soient grands clercs en agriculture ou en commerce : ils viennent d’un pays qui ne produit rien. Mais ils s’entendent à manier l’argent et à le faire fructifier par le prêt à l’usure et par la vente à crédit (qui peut-être, qui est souvent une forme de l’usure), et ainsi à lever tribut parfois sur les Européens et toujours sur les Javanais. Dans les deux circonstances, la religion vient à leur aide. Ces Arabes, qui sont le plus souvent des habitants de l’Hadramaout, région située non loin de la Mecque, ont ou affichent un grand zèle religieux ; ils mettent la religion dans toutes leurs affaires, en ayant soin d’en invoquer surtout les préceptes qui peuvent être utiles. C’est par exemple dans l’islam une doctrine populaire, quoi que si l’on n’y joigne pas les réserves voulues, absolument dénué de fondement, que dépouiller le Chrétien constitue pour le musulman une œuvre méritoire… Leur foi religieuse n’est peut-être pas très sincère, mais ils savent qu’en pays musulman la foi, vraie ou affectée, est un sûr instrument de domination, et ils font montre de piété et de zèle, ce qui leur assure du même coup une situation exceptionnelle sur le marché économique. Les indigènes pris à ces apparences, pratiquent à leur exemple, leur religion d’une manière plus stricte et parfois se hausse jusqu’au fanatisme, ce qui est toujours une circonstance inquiétante pour la domination européenne…

Les Chinois…
La question chinoise a beaucoup d’aspects. On peut prendre la question au plaisant et accuser d’hypocrisie les Européens, qui cherchent à faire passer pour ennemis de l’Etat des hommes dont le seul défaut est d’être plus travailleurs qu’eux, plus économes et plus habiles, et de leur faire presque sur tous les terrains une concurrence redoutable. On peut le prendre au tragique, faire des Chinois, de leur âpreté, de leur immoralité et de leur œuvre de démoralisation, le plus sombre tableau, et réclamer, dans l’intérêt du peuple qu’ils pressurent et qu’ils terrorisent, des mesures exceptionnelles de protection…
Les Chinois ont tant d’aptitudes, ils savent merveilleusement se plier aux circonstances, qu’on les rencontre aux Indes dans toutes les conditions. Leurs professions les plus habituelles sont celles d’artisans et de marchands ; mais ils sont aussi agriculteurs, comme à Bornéo, coolies et mineurs comme à Sumatra, et jardiniers et terrassiers et mêmes propriétaires et exploitants d’immeubles ruraux. Détail caractéristique : Ces mêmes Chinois qui, au Tonkin, à Hong-Kong, à Shanghai entrent si volontiers chez les Européens comme boy et comme buttler et y servent avec tant d’ingéniosité et d’attentions que le regret de tout Européen, qui a une fois eu affaire à eux, est de n’avoir plus de serviteur, ces mêmes hommes à Java se refusent à servir l’Européen. Ni valets de chambre, ni maîtres d’hôtel. En revanche, employés caissiers, contrôleurs. Les Hollandais les redoutent ; le gouvernement s’en méfie ; mais il n’est pas une grosse maison privée de commerce ou de banque, pas une grande administration publique qui, à son personnel européen, n’adjoigne un certain nombre d’auxiliaire chinois sur lesquels on se repose de tous les services qui exigent de l’ordre, de l’attention, du sang-froid.
Il y a encore une partie où on les rencontre, à l’exclusion de tous les concurrents, soit Javanais, soit Européens, c’est dans ce qu’on appelle les fermes : ferme de l’opium, ferme des bacs et des postes, fermes des monts-de-piété, des jeux, des abattoirs ou plutôt des bêtes abattues, etc. On sait ce qu’est le principe des fermes : moyennant une redevance à payer au gouvernement, dont le montant est déterminé par un procédé tel, par exemple, que la concession ou l’adjudication, le fermier est autorisé à exercer un certain monopole : prêter sur gage, vendre l’opium, assurer le passage des rivières, établir des relais, etc. Quand un gouvernement recourt à la ferme pour un impôt, c’est que l’argent qu’il en attend est d’un recouvrement difficile ; sinon, il pratiquerait la régie ou la perception directe. Or, cette sorte de besogne, le Chinois est sans rival, parce qu’il ne connaît ni répugnances, ni scrupules, ni pitié. L’Européen, si le hasard de l’adjudication l’a rendu fermier, n’a d’autre ressource que de rétrocéder son contrat au Chinois ; faute de quoi, il perd de l’argent là où le Chinois en gagnerait. Quel autre qu’un Chinois se mêlera aux indigènes, parlera leur langue, partagera leur vie, captivera leur confiance, descendra aux détails écœurants, exigera âprement son dû et même davantage, tirera parti de la moindre infraction au contrat pour imposer des conditions plus dures ?
…Ce qu’il y a de plus exaspérant, c’est que ces Chinois, grands propriétaires ou gros marchands, sont des gens qu’on a vu arriver et débuter dans les postes les plus humbles. La carrière du Chinois est presque toujours la même : c’est celle d’un parvenu. Il part de Chine, débarque, et entre chez un de ses compatriotes comme coolie, parfois comme apprenti, et travaille d’abord pour rembourser son passage, dont le prix à l’ordinaire lui a été avancé. Les choses vont ainsi durant dix-huit mois ou deux ans. Au bout de ce temps, l’apprenti sait son métier… Sorti de ses dettes ou d’apprentissage, le Chinois économise le plus qu’il peut, puis achète soit chez des Chinois, soit chez des Européens, moitié comptant, moitié à crédit, des marchandises de débit courant, qu’il place sur une balle, et promène par le pays. Il est colporteur, le plus admirable des colporteurs. Rien ne le rebute, ni le poids de son fardeau ni la longueur de la route, ni l’indifférence des clients. Du matin au soir, il garde son pas aussi relevé, son sourire aussi obséquieux, son langage aussi insinuant. Bientôt, il a gagné de quoi prendre un auxiliaire, puis de quoi ouvrir une boutique, puis de quoi remplir plusieurs magasins. Et il fait toutes les opérations : la partie et la contrepartie, la vente et l’achat. Il vend les produits européens, il achète les produits indigènes, et il gagne comme vendeur et il gagne comme acheteur. Il n’est pas seulement marchand, il est banquier, prêteur, usurier, rien ne le rebute, rien ne lui parait au-dessous de lui. Il court les grosses affaires, il ne dédaigne pas les petites… L’Européen se repose dans cette poursuite de la richesse ; lui ne s’arrête jamais. A ce métier, il entasse et il amasse ; il concentre entre ses mains une fortune souvent immobilière. Dans les villes, les belles maisons lui appartiennent ; la sienne est une demeure d’apparence parfois modeste, mais souvent d’intérieur princier ; et si, dans la rue, vous voyez filer, à grand train, un équipage irréprochable, ce sera celui, à Batavia, d’un fonctionnaire ou d’un Chinois, à Soerabaya, d’un Chinois toujours.

Extrait de « Les Français et l’Indonésie », Bernard Dorléans, éd. Kailash

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