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Java et ses habitants, le point de vue officiel

1èrepartie. L’étude de J. Chaillet-Bert « Java et ses habitants » n’a plus rien du voyage touristique. C’est une analyse comparative, sérieuse et détaillée des systèmes coloniaux français, britannique et hollandais, dans ce cas dédiée à M. J.D. Fransen Van de Putte, ministre réformateur des colonies hollandaises. Pour situer l’ouvrage dans son contexte, il est utile de reproduire une partie importante de la préface, qui est révélatrice des objectifs du livre de J. Chaillet-Bert.

« Cette étude sur Java et la colonisation hollandaise est la suite naturelle de mes études sur la colonisation anglaise. Après les Anglais à Hong-Kong, après les Anglais en Birmanie, Java et ses habitants. Toutes ces études partent d’une même idée : les nouveaux venus de la colonisation (et c’est bien ce qu’est la France, dont la rentrée dans la politique coloniale ne date que de moins de vingt ans) ont intérêt à se mettre à l’école de leur devanciers : Anglais et Hollandais.

Cette idée, je l’ai émise il y a plus de dix ans et je l’applique depuis avec persévérance. Elle est l’origine de presque tout ce que j’ai écrit, l’origine de la fondation, en 1893, avec l’appui de mon regrété maître, M. Léon Say, et de quelques étrangers amis des colonies, de cet institut colonial international qui a déjà rendu d’éminents services à la science. C’est cette même idée qui pousse aujourd’hui les Américains, engagés dans la politique coloniale par la conquête de Cuba, à diriger sur l’Europe, en particulier sur l’Angleterre et sur la France, tant de professeurs et de journalistes, avec mission de s’enquérir de nos méthodes de politiques et d’administration coloniales.

C’est cette idée encore qui engage même les Anglais et les Hollandais, malgré leur avance, à s’inquiéter de ce qui se passe dans nos colonies et à faire étudier ce qui leur semble bien : témoin la belle enquête hollandaise sur le régime de l’opium à Saigon… Cette idée, au début, fut chez nous froidement accueillie. Mais comme elle est juste, elle a fini par s’imposer. Aujourd’hui l’administration l’a faite sienne. Tout récemment, M. Doumer, gouverneur général de l’Indochine a envoyé en Birmanie M. Capus, docteur ès sciences, directeur de l’agriculture au Tonkin ; M. le général Gallieni, gouverneur général de Madagascar, a envoyé à Java M. Prud’homme, directeur de l’agriculture de sa colonie, avec deux de ses administrateurs, MM. Guyon et Lacaze ; enfin M. Decrais, ministre des colonies, a chargé d’étudier, dans le même Java, certaine questions d’hygiène et d’aménagement des eaux. Et ce n’est qu’un commencement.

Chaque jour établit mieux l’utilité de semblables études. L’adaptation (j’insiste sur le mot) selon ce qu’exige notre génie et nos institutions, des procédés sans cesse perfectionnés de nos rivaux, semble devoir être féconde en résultats. Pourquoi prétendre inventer quand l’invention existe ? mieux vaut regarder autour de nous : regarder même derrière nous. Il y a dans l’histoire de la France deux cents années d’expérience coloniale que nous savons qu’à demi et où nous aurions beaucoup à apprendre… »

L’étude de J. Chaillet-Bert qui se veut aussi systématique que possible se divise en six chapitres dont nous reproduisons ci-après quelques extraits significatifs de l’évolution de la pensée coloniale au début du vingtième siècle. Ces chapitres couvrent les sujets suivants : La société indigène, la société européenne, la concurrence économique, Européens et Orientaux ; la question chinoise, la concurrence politique : Hollandais et Javanais, l’éducation des indigènes, résumé et conclusion.

Les sujets les plus intéressants abordés dans l’analyse de J. Chaillet-Bert concernent la perception européenne de la mentalité indigène, le rôle accordé aux élites locales par la puissance colonisatrice, le mode de vie et l’éthique de la société hollandaise établie aux Indes orientales, la formation des administrateurs coloniaux, les problèmes déjà anciens posés par la minorité japonaise qui vient d’accéder au rang de « puissance occidentale », et en conquérant Taïwan devient une sorte de cheval de Troie pour les Chinois de cette île immigrant dans l’Insulinde, et enfin la grande question sur l’opportunité de développer l’éducation des peuples colonisés. Autant de points de vue reflètent une pensée européenne assurée de sa mission civilisatrice au début du XXème siècle.

La mentalité des Javanais

« …Leur politesse, il est malaisé à qui ne les a pas vus de s’en faire une idée. Notre démocratie en est à mille lieues ; le XVIIIe siècle a eu trop d’esprit et d’impertinence : seul le XVIIe siècle, un peu compassé de Louis XIV et de Mme de Maintenon a connu quelque chose à la fois d’aussi strict et d’aussi achevé. Ce n’est pas un costume qui se retire, un masque qui tombe, un vernis qui s’écaille ; cela est intérieur et essentiel, cela a pénétré l’individu, envahi l’être entier. Aussi ennui, impatience, mortification, inquiétude, passion même, le chef javanais n’en laissera rien percer devant son hôte : il attendra d’être seul pour revenir à ses peine ou à ses joies…

Avec le résident hollandais, cette puissance, il sera dès le premier jour déférent jusqu’à être obséquieux, empressé jusqu’à paraître cordial, mais il réservera son opinion ; l’homme du monde pèsera l’homme d’action. Celui-ci, digne dans son maintien et discret dans ses manières, doit avoir de la naissance ; celui-là, le verbe haut et le geste violent, ne peut être que bourgeois. Et ce jugement passera de bouche en bouche. L’intéressé l’ignorera peut-être, mais ceux-même de sa nation surprendront parfois sur les visages jaunes un sourire : ça sera la vengeance du vaincu. Cette perfection d’éducation traine après elle un mal inévitable : une certaine complaisance, voisine de la lâcheté, qui, peut-être à tort, nous fait l’effet d’hypocrisie. Raillerie de l’Européen, hauteur, dédain, rudesse, grossièreté, les Javanais, avec leur sens de la politesse et de ses nuances, ne peuvent manquer de les ressentir, mais de s’en formaliser, c’est autre chose. Un Français du XVIIIe siècle disait : « ne se fâche pas avec moi qui veut ».

Les Javanais prétendent mettre et rester bien avec qui leur plait.
Ils excellent à prendre les goûts et l’humeur de leurs maîtres. Peut-on qualifier cette souplesse hypocrisie ? L’hypocrisie est une violence faite par intérêt à son propre sentiment ; les Javanais semblent ne se faire aucune violence pour plier leur sentiment au vôtre. L’éducation et le désir de plaire les y inclinent presque naturellement. Et ils sont servis dans leurs desseins pas un flair et une psychologie qui mettent à nu l’âme de ceux que la vie leur donne pour compagnon de route…

Après cette sorte de lâcheté morale, leur pire faiblesse est leur folie bureaucratique. Le plus fier, avec trois siècles de noblesse derrière lui, le plus opulent avec mille bows de terre autour de sa demeure, le plus affairé avec famille à conduire et affaire à gérer, nul n’est satisfait s’il n’a pas sa part de gouvernement du pays ou plutôt son rang dans la bureaucratie officielle. Car c’est à l’ordinaire la vanité qui le pousse, non pas le souci du bien public, non pas même l’ambition. Il tient au pouvoir moins qu’à l’apparence du pouvoir ; il ne prétend que rester ou monter en la place qu’occupait son père et ne pas déchoir devant ses égaux. Et tout un peuple pense comme lui.

Or, dans cette société javanaise, on ne peut s’élever ou se maintenir que par l’administration ou la religion. Ce régent de souche antique a trois fils à établir. L’un de bonne heure entrera dans les bureaux pour succéder plus tard à son père, l’autre fréquentera l’école de la mosquée et s’en ira peut-être à la Mecque chercher le turban du pèlerin, pour s’asseoir ensuite au collège des prêtres et au tribunal des ecclésiastiques ; le dernier, après ce choix de ses ainés, ne peut que se marier au siège de la famille et administrer ses biens. Or, si ce troisième n’est pas un de ces tempéraments de conquête qui font éclater les cadres de la société pour s’y épandre à l’aise et forcent l’estime des hommes par-dessus les conventions et les préjugés, fatalement lui et ceux qui sortiront de lui déchoiront de leur rang et
même de leur noblesse : ils iront se perdre dans les masses profondes du peuple d’où les mérites d’un ancêtre les avaient tirés pour un temps. Car cette société qui vit dans la terre méprise l’agriculture. Elle méprise d’ailleurs le commerce ; elle méprise l’industrie ; elle ignore ce qu’est la science ; elle n’a pour ainsi dire pas de littérature, sa religion, jadis acceptée par force, pratiquée toujours avec indifférence, n’est que dehors et que superstition ; seuls les fonctions publiques commandent son respect.

Ne leur parlez par d’argent… Oh, ils n’en font pas fi ; qui mieux qu’eux excellent à le gaspiller ? Du plus haut au plus bas, ils sont dans les dettes jusqu’au cou, et cela retentit sur toute la politique intérieure. Mais quoi… de l’argent qu’on gagne ? qu’on gagne par le commerce ? Bon pour le Chinois. Par l’usure ? – Bon pour l’Arabe. Par l’industrie ? – Bon pour l’Européen… Par l’épargne ? – sauf quelques Madoerais, qui songe à cela ? Non… l’argent qui honore, l’argent qui réjouit, c’est l’argent reçu de l’Etat, l’argent levé sur le contribuable. Tel est le credo ; on travaille à le changer, mais l’évolution est lente. Java a été et, à moindre degré, reste encore la terre bénie du fonctionnarisme… »
« …Très peu de religion, à peine de morale, en revanche un amas de superstitions. Nul peuple au reste, n’y était plus exposé : l’histoire et la nature conspiraient contre lui. Trois races l’ont respectivement successivement pétri et façonné : Hindous, Malais et Chinois, les trois races du monde les plus riches en imagination et en légendes. C’est d’elles que le Javanais a reçu sa mythologie. Mais déjà la nature l’y prédisposait. Ses forêts peuplées de fauves, ses volcans lanceurs de feu ouvraient d’avance son âme à la terreur et à la crédulité. Il croit au crocodile habité par l’âme d’un ancêtre, au tigre respectueux de l’Etat et de ses serviteurs, au Naga, le dragon qui garde la terre… »

A suivre le mois prochain.

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