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Gwennan Giraud: comment les macaques s’adaptent à leur surnombre

Gwennan Giraud est une étudiante en éthologie de l’université de Liège qui est venue à Bali pour faire des recherches sur les macaques d’Ubud et d’Uluwatu. Cette jeune Française de 26 ans, originaire de Bordeaux, étudie comment ce singe s’adapte ici aux situations de forte densité et parfois de surpopulation de sa propre espèce et partage avec nous ses premières impressions sur les conditions moderne d’existence de ce macaca fascicularis, plus communément appelé macaque crabier ou macaque à longue queue. Si notre contributeur Ron Lilley a déjà écrit dans nos pages sur ce spécimen de primate qu’on ne trouve qu’en Asie, mettons-le en vedette une nouvelle fois ce mois-ci pour rappeler qu’il est, lui aussi, une icône incontournable de Bali…


La Gazette de Bali : Combien de temps vas-tu passer parmi les singes de Bali ?

Gwennan Giraud : En tout cinq mois, j’ai déjà passé deux mois et demi avec ceux de la Monkey Forest à Ubud et maintenant je passe deux mois et demi avec ceux du temple d’Uluwatu.

LGdB : Dans quel cadre et pour quelle raison fais-tu ces recherches ?

G G : Je suis étudiante en éthologie à l’université de Liège et je suis ici pour mon mémoire en qualité de chercheuse. Je me spécialise actuellement en primatologie, j’avoue qu’à l’origine j’avais une préférence pour les gorilles, mais mon université était déjà connectée avec Bali et il y avait cette opportunité sur les macaques.

LGdB : C’est facile de venir étudier les macaques de Bali ?

G G : Au début, j’ai dû passer une semaine à Jakarta pour obtenir mon visa qui est un peu spécial puisque qu’il s’agit d’un permis qui m’autorise à faire de la recherche sur le terrain. Je suis donc parrainée par un vétérinaire de l’université Udayana,
M. Nengah Wandya.


LGdB : Travailles-tu seule ou es-tu en collaboration avec des équipes de chercheurs indonésiens ?

G G : Ma recherche se fait en collaboration avec l’Université d’Udayana et les managers de la Monkey Forest d’Ubud et du Temple d’Uluwatu. Je collecte mes données seule, mais tous les jours je rencontre le staff et les équipes vétérinaires qui contrôlent et soignent les populations de macaques sur ces sites. Sur le terrain, je travaille concrètement seule, mais j’échange des données scientifiques avec eux.

LGdB : Les singes de Bali font-ils l’objet d’études particulières ?

G G : Oui, je ne suis pas la première… Il y a d’abord eu des anthropologues américains dans les années 90 (B. Wheatley et A. Fuentes) et ensuite, entre autres, le docteur Fany Brotcorne, qui vient régulièrement ici, et qui a étudié l’écologie comportementale des macaques de Bali et leur éthnoprimatologie, c’est-à-dire leur interaction avec les humains. Quant à Marie-Claude Huynen, qui enseigne la primatologie à Liège et qui est ma responsable scientifique, c’est grâce à son concours que je peux faire ces recherches.


LGdB : Justement, en quoi consistent tes recherches ?

G G : J’essaye de comprendre comment les macaques s’adaptent à leur propre forte densité démographique qui dans certains cas conduit à une surpopulation.

LGdB : Sont-ils trop nombreux ?

G G : Leurs territoires se réduisent en nombre et en surface alors les populations doivent s’adapter à une situation de surnombre pour un territoire donné. Il y a environ 660 individus à la Monkey Forest d’Ubud et 300 au temple d’Uluwatu.

LGdB : Les équipes vétérinaires ne font-elles pas le contrôle de ces populations ?

G G : Oui, notamment en stérilisant les mâles… ce qui est plus facile et moins coûteux mais potentiellement moins efficace que de stériliser les femelles. Ils les nourrissent aussi afin d’éviter les pillages de récoltes ou les razzias dans les villages. C’est la meilleure façon de les maintenir dans un habitat donné.


LGdB : Auraient-ils tendance à élargir leur territoire sinon ?

G G : Oui car ils sont en forte densité. Il y a toujours des individus mâles qui ne sont pas parmi les dominants et qui cherchent à migrer vers de nouveaux groupes ailleurs. Donc, quand les espaces sont limités comme aujourd’hui et que les interactions avec les humains peuvent devenir rapidement source de nuisances, il est préférable de les nourrir tous les jours sur place pour limiter cette expansion.

LGdB : Tu parles de groupes. Dans une communauté, il y a plusieurs groupes ?

G G : Oui, dans la Monkey Forest par exemple, il y a 6 groupes différents. Certains groupes en dominent d’autres.


LGdB : Ont-ils dès lors un territoire respectif bien défini ?

G G : Non, ils ne sont pas strictement territoriaux mais chaque groupe à un domaine vital qui peut parfois se juxtaposer avec d’autres groupes.

LGdB : Ce macaca fascicularis appartient-il à une espèce en voie de disparition ?

G G : Non, mais ils sont en déclin. Et comme leurs habitats naturels dans le monde diminuent en surface, leur densité locale augmente sur les sites qu’ils occupent encore. D’où le sens de mes travaux. Il faut savoir que le développement urbain bloque toute possible migration de ces communautés de macaques. Et Bali est une parfaite illustration de ce phénomène…

LGdB : Cela est-il inquiétant pour leur survie ?

G G : Ils sont très intelligents et adaptables. A Uluwatu par exemple, certains macaques volent les touristes et tentent d’avoir de la nourriture en échange. D’ailleurs Fany Brotcorne va revenir bientôt pour étudier ce phénomène (cf. encadré). Ils ont une capacité d’apprentissage extraordinaire. Ici, à Bali, leur survie dépend d’un compromis avec les hommes. Cette espèce a une dimension sacrée à cause de la mythologie hindouiste et c’est également une attraction touristique.

LGdB : Quelle est leur espérance de vie ?

G G : Les femelles vivent jusqu’à 20 ans en moyenne, les mâles jusqu’à 15. Elles ont un petit tous les deux ans environ et la gestation dure de 5 à 6 mois. Si un jeune est sevré à 6 mois, la mère doit quand même s’en occuper jusqu’à 1 an et demi.


LGdB : Leur société est-elle très hiérarchisée ?

G G : Oui, c’est une hiérarchie linéaire assez stricte. Il y a le mâle dominant, puis un second, etc. Le leader peut être le plus fort et a une priorité d’accès aux femelles. Pour s’attirer les faveurs des femelles, il peut par exemple les toiletter ou jouer avec les enfants. C’est ainsi, par l’intérêt que lui portent les femelles qu’il obtient et maintient son statut.

LGdB : Revenons à tes travaux. Comment procèdes-tu ?

G G : Pour savoir comment ils s’adaptent à leur surpopulation, je procède avant tout à des relevés démographiques et j’observe leurs comportements. Je note la nature des conflits, leur intensité, leur qualité et en combien de temps ils sont résolus ou oubliés. A ce stade de mes recherches, j’ai pu constater qu’il y avait moins de conflits à Uluwatu qu’à la Monkey Forest, mais ce n’est peut-être qu’une impression, que je vais devoir corroborer plus tard avec mes relevés, de façon plus scientifique. Il semblerait en revanche que les conflits à Uluwatu durent plus longtemps. Ces relevés, je les ai pris sur un groupe de 60 individus environs à Ubud et sur un groupe de 50 à Uluwatu.


LGdB : Ces conflits sont-ils vite résolus ?

G G : Oui, en général, la réconciliation intervient dans les 3 premières minutes selon de précédentes études. Mais ça peut durer plus longtemps. Les femelles semblent se réconcilier plus facilement que les mâles. Les victimes de querelles sont souvent consolées par leurs pairs. Lors des conflits, les coalitions sont importantes, et sont généralement entre membres de même parenté. Il faut savoir aussi qu’ils ont une excellente mémoire photographique et se reconnaissent tous les uns les autres.

LGdB : Existe-t-il d’autres différences entre la communauté d’Ubud et celle d’Uluwatu ?

G G : Ce qui m’a frappé, c’est la différence dans leur corpulence. Certains macaques d’Uluwatu sont gras et en surpoids alors qu’à Ubud, où les équipes de soigneurs font plus attention à ce qu’ils leur donnent à manger, des fruits, des patates douces, ils sont en meilleure santé. On n’y vend aussi que des bananes aux touristes qui veulent les nourrir. A Uluwatu, il y a moins de contrôle et les touristes leur donnent parfois n’importe quoi à manger, comme des cacahuètes notamment qui sont trop riches et les rendent obèses.

LGdB : Quelles sont les autres observations frappantes à ce stade de tes recherches ?

G G : J’ai noté aussi qu’à Ubud, les singes ont moins peur des touristes qu’à Uluwatu. Ils sont plus avenants, ils viennent toucher les visiteurs. A noter, que les touristes eux n’ont pas le droit… A Uluwatu, ils sont plus sur la défensive notamment à cause du staff qui les chasse pour protéger les touristes. Aujourd’hui, les autorités responsables du site essayent de tempérer le problème des vols mais il sera difficile de faire changer cette habitude, qui est par ailleurs assez unique comme pratique et donc très intéressante. Lorsque je vais dans leur forêt pour mes observations, je constate que le sol est jonché d’objets abandonnés.

LGdB : Les macaques peuvent-ils être dangereux pour les humains ?

G G : Les accidents sérieux sont très rares, mais une morsure peut faire une plaie bien profonde… En général, il faut éviter de les regarder dans les yeux quand ils vous menacent, surtout ne pas les toucher et ne pas courir.


LGdB : A ce stade de tes recherches, quelles sont tes première conclusions ?

G G : Mon hypothèse principale, mais qui n’est encore qu’une hypothèse, c’est qu’un individu aura ici plus tendance à exprimer des comportements de réconciliation avec d’autres après un conflit, quels que soient l’intensité du conflit préalable et le délai de réconciliation. Ce qui serait donc le facteur prépondérant comme stratégie d’adaptation d’un groupe donné à son problème de forte densité.

LGdB : L’intérêt pour les singes est important dans le monde, pourquoi ?

G G : Apprendre sur les singes, c’est aussi apprendre sur nous-mêmes, non ? De plus, ils participent au maintien et à la régénération des forêts en dispersant les graines des arbres.

LGdB : Pour conclure, cette passion des primates, elle te vient d’où ?

G G : Une passion d’enfance bien sûr, c’était les dauphins ou les singes… Mon grand-père avait eu des singes quand il était en Afrique. Et puis, il y a eu toutes ces femmes qui ont consacré leur vie à ces animaux : Dian Fossey pour les gorilles, Jane Goudall pour les chimpanzés, Biruté Galdikas pour les orangs outans… Il y a souvent eu des femmes qui se sont intéressées aux singes, c’est vrai, souvent pour mettre en avant le rôle des femelles d’ailleurs. Moi, en tout cas, je me destine à la recherche et au professorat.

DES SINGES KLEPTOMANES A ULUWATU

« D’un point de vue biologique, ces primates sont remarquables pour leur capacité à s’adapter à pratiquement tous les types d’habitats. Culturellement, en revanche, cette flexibilité écologique – leur permettant de prospérer en forêt comme dans les villages et les villes – nous conduit à les étiqueter comme « un peu moins que sauvages » et par conséquent, moins dignes de notre intérêt (…) Leur plus grande faute, peut-être, est d’être si semblables aux Hommes – de vrais et robustes survivants » (Radhakrishna & Sinha, 2011: traduit de l’anglais).
Après avoir passé plusieurs années à les étudier et tant d’heures à les observer, cette citation empruntée à des collègues primatologues Indiens, traduit parfaitement mon sentiment à l’égard des macaques balinais. A l’heure où les paysages naturels sont progressivement et significativement modifiés par l’Homme, certains macaques s’adaptent à ces changements environnementaux tant bien que mal, en modifiant parfois radicalement leurs habitudes alimentaires et leurs comportements, et ce, dans un judicieux calcul de coûts et bénéfices. Dans le jargon biologique, les experts parlent de coexistence pour décrire ces intenses proximités et ces interfaces entre les Hommes et les espèces sauvages dites
« commensales ».

L’interface entre les Balinais et les macaques est particulièrement intéressante car elle existe depuis des siècles d’une part, et qu’elle est largement favorisée par la culture et la mythologie Hindoue d’autre part. Pendant ma thèse de doctorat, réalisée à l’Université de Liège en Belgique et en collaboration avec l’Université d’Udayana à Bali, nous avons étudié et comparé trois populations de macaques balinais : celle à Ubud Monkey Forest, celle au Temple d’Uluwatu et une population plus
« sauvage » dans le Parc National Bali Barat. Cette approche comparative a mis en évidence une remarquable diversité éco-comportementale chez ces macaques, largement influencée par les facteurs anthropiques tels que la disponibilité en nourriture d’origine humaine. Aujourd’hui, pour mes recherches postdoctorales supervisées par l’Université de Lethbridge au Canada, nous allons nous focaliser sur un comportement rare, très particulier et hypothétiquement traditionnel ou culturel (i.e. innovant, présent uniquement dans certaines populations et transmis socialement entre les individus). Nombreux sont les récits des visiteurs du Temple d’Uluwatu ayant fait la malchanceuse rencontre avec un macaque chapardeur de lunettes, de chapeaux ou de sandales. Ce comportement kleptomane est d’autant plus intéressant à nos yeux qu’il cible un objet non-consommable par les macaques, c’est-à-dire sans valeur intrinsèque pour eux, mais qu’ils utilisent ensuite comme « monnaie d’échange » contre de la nourriture spécifique obtenue auprès de guides locaux. Tout en tenant compte des aspects conflictuels liés à cette pratique, nous tenterons d’élucider les mécanismes cognitifs et sociaux complexes qui sous-tendent ce fascinant comportement d’échange d’objet contre nourriture, très rarement observé en milieu naturel et pourtant répandu chez certains macaques balinais.

Fany Brotcorne

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