Reconnu dans le monde entier comme le plus important réalisateur indonésien, Garin Nugroho s’est fait connaître en France grâce au succès rencontré par Daun di Atas Bantal, sorti en 1998 et présent cette même année au Festival de Cannes. Ce film qui dépeint la vie d’enfants des rues de Yogyakarta a lancé la carrière internationale de ce réalisateur prolifique dont le premier film, Dua Gerbong Satu, remonte à 1984. Egalement réalisateur de documentaires, de téléfilms, de séries télés et de publicités, Garin Nugroho a reçu de nombreuses distinctions à travers le monde, à ce jour 7 récompenses et 2 nominations dans des festivals aussi importants que ceux de Tokyo ou Berlin. Son dernier long métrage, Opera Jawa, terminé en 2006 et qu’il vient juste de présenter à Munich, nous conte l’histoire de trois acteurs de théâtre traditionnel javanais. Ancré dans l’histoire même du Ramayana, ce film a provoqué quelques crispations à Bali sur l’interprétation de ce texte fondamental de la religion hindoue. En exclusivité pour La Gazette de Bali, Garin Nugroho répond à quelques questions sur sa carrière et le cinéma indonésien…
La Gazette de Bali : Comment avez-vous été attiré par l’univers du cinéma ?
Garin Nugroho : Dans les années 80, j’ai commencé mes études à l’Université de Cinéma et de Télévision et à l’Institut des Arts. J’étais déjà attiré par la Nouvelle Vague du cinéma français, le nouveau cinéma allemand et le néo-réalisme italien. Mais aussi par l’œuvre de Jadug, un réalisateur indonésien qui avait sorti le film Cambuk Api, très inspiré par le monde de la performance artistique, comme le wayang des années cinquante, très populaire. En 1985, j’ai commencé à faire un docu pour l’UNDP-UNICEF et des courts-métrages sur certaines îles de l’archipel, comme le Kalimantan ou la Papua. A cette époque, la situation du film indonésien commençait à être critique, de 100 films produits, on était passé à tout juste 5. En 1990, j’ai fait ma première longue fiction avec Cinta dalam Sepotong Roti. Puis entre 90 et 94, je n’ai pu faire qu’une ou deux réalisations.
LGdB : Vous avez commencé à travailler dans les années 80. Comment était l’atmosphère à cette époque ?
G N : La situation à cette époque était contrôlée entièrement par le régime Suharto. Tout, du scénario au titre du film jusqu’aux membres de l’équipe de tournage, devaient recevoir l’approbation de l’union des professionnels du cinéma et du département de l’Information qui était l’outil de contrôle du gouvernement. Par exemple, pour faire partie d’un projet de film, il fallait déjà avoir été assistant à cinq reprises et obtenir la signature favorable de cinq « seniors » de la profession. Autant dire qu’il était difficile pour un jeune de faire des films et de percer…
LGdB : Qu’est-ce qui a changé depuis la reformasi ?
G N : Si à l’époque de Suharto nous devions lutter contre la dictature militaire, aujourd’hui nous devons nous battre contre le matérialisme et la censure des différents groupes ethniques et religieux, qui sont loin d’accepter le pluralisme de la société. C’est ça la nouvelle tyrannie d’aujourd’hui, d’ailleurs stimulée par ce système politique pétri de consensus à courte vue, préoccupé uniquement par ses agendas politiques et le pouvoir. Faire un film aujourd’hui peut simplement échouer à cause des réalités du marché, alias le capitalisme. Du business pur sans éthique qui n’est en fait qu’un ballon vide, dégonflé… Qui n’ose même pas affronter les nouvelles dictatures, tout spécialement celle de la religion qui se fait de plus en plus extrême !
LGdB : Côté censure, c’est plus difficile maintenant alors ?
G N : Par le passé, je me suis rebellé. Quand nous avons tourné And the Moon Dances, avec l’équipe, nous avions entre 20 et 25 ans, nous avons refusé le système de contrôle et les autorisations nécessaires pour le tournage. Et puisque nous avions refusé la règle, justement ce fut très difficile d’arriver à nos fins et le résultat fut marginalisé. Par contre, pour les films que j’ai pu envoyer à l’étranger, notamment au Festival de Berlin, nous étions restés tranquilles et avions accepté toutes les contraintes. C’est ça les débuts de toute cette nouvelle génération, Riri Riza, John Rantau et beaucoup d’autres de la nouvelle vague, ils ont fait leurs armes sur mes films.
LGdB : Justement, quelle est votre opinion sur le nouveau cinéma indonésien ?
G N : Je me souviens, en 1991, j’avais affirmé dans le magazine Kompas que les jeunes allaient faire un bond en avant dans dix ans à cause des nouvelles technologies qui se profilaient. C’est prouvé aujourd’hui pour de nombreux jeunes, mais ce rêve de globalisation d’aujourd’hui suit les valeurs du capitalisme… Certains, avec beaucoup de savoir et de références, font en fait des films qui perdent toute essence de révolte face aux nouvelles tyrannies. La rébellion apportée par le cinéma maintenant se fait en demi-teinte et les individus manquent de courage. Les artistes manquent de courage. En groupe, dans une structure, les gens sont capables de se révolter, mais tout seul, ils en sont incapables, surtout lorsqu’il s’agit de s’opposer à la tyrannie de la religion.
Par exemple, lorsqu’un film est censuré ou l’affiche est montrée du doigt par un groupe religieux, les gens du film ou du cinéma en général restent muets et n’osent pas réagir directement. Pour tout dire, les mobilisations contre ces nouvelles tyrannies sont bien faibles… L’idée incontournable de cette ère nouvelle, c’est le pluralisme mais ça nous met dans la prison de la diversité, cette fragmentation provoquée par ces différents groupes ethniques et religieux qui ne peuvent dialoguer entre eux. Le cinéma est donc en train de perdre son esprit de découverte et la spiritualité est dans un état critique. Il y a quelques nouveaux cinéastes qui peuvent nous rendre fiers comme Nan Triveni, Riri Riza, Nia Dinata, Ravi Edwin. Et aussi, à vrai dire, le cinéma indonésien souffre de la critique dans ses propres rangs. De gens qui aiment soulever des « affaires », notamment à Jakarta. C’est ça le monde nouveau du cinéma indonésien, des communautés qui se cherchent querelle, Jogja, Jember, Bandung, Bali, Malang, etc.
LGdB : Et la controverse née de votre film Opera Jawa au sein de la communauté hindoue balinaise en est un exemple ?
G N : Absolument, c’est bien un exemple de la montée du fondamentalisme dans les religions. Comme ce groupe du Front des Défenseurs de l’Islam (FPI) qui agissent comme si la loi était entre leurs mains. C’est ça l’ère de la religion symbolique ou de la religion comme arme pour faire de la politique de masse ou du populisme. Pour conclure, on peut dire que nous voyons que la société est pleine de violence et de problèmes sociaux et que la religion fait le travail de la police, perdant ainsi son rôle spirituel auprès des humains.