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En pays Toraja, mieux vaut chanter que guerir…

«Quand j’ai commencé à m’intéresser à la musique des Toraja, il n’y avait que deux disques, des vieux 33 tours», raconte cette Parisienne qui a découvert l’Indonésie en 1991. A l’époque, encore étudiante, elle avait choisi l’archipel après que le spécialiste français des Bugis, Christian Pelras, lui eut vanté l’intérêt de l’Indonésie, ce grand livre encore à écrire des ethnologues.
Arrivée en pays Toraja, après avoir traversé Java, la chance est avec elle. «Dans les dix premiers jours de mon séjour, j’ai pu assister à cinq fêtes funéraires majeures», raconte-t-elle aujourd’hui. Elle enregistre tout.
Il n’en faudra pas plus pour la convaincre que son avenir scientifique passera par le pays Toraja. De retour à Paris, elle fait un DEA d’ethnomusicologie à Nanterre et sa thèse porte bien sûr sur le sujet. S’ensuivront de nombreux voyages d’étude, puis, avec son entrée au CNRS en 1998, la concrétisation de sa spécialisation.

Au cours de ses séjours répétés, Dana Rappoport a compilé une somme de savoirs encyclopédiques sur les rites des Toraja, notamment les chants et les danses des cérémonies dites du Couchant et du Levant, tout particulièrement les extraordinaires chants prophylactiques. Ces rites doivent écarter les maladies. Par exemple, avec un quatuor de flûtes, les Toraja appellent la divinité responsable de la variole et lui font des offrandes pour apaiser son courroux. Il n’y a pas moins de sept groupes de musiciens pour la divertir. Mais bien d’autres maladies sont ainsi «évitées», tout ce qui trouble la santé du corps, mais aussi les maladies dites du «mariage», ou encore les maladies congénitales. Les affections des animaux domestiques sont aussi traitées de cette façon, ainsi que les «maladies des maisons» et les «maladies du mobilier». Si ces chants sont prophylactiques, à défaut, d’autres sont aussi utilisés pour soigner.

Les Toraja sont très préoccupés par les rites de purification. «Ils en ont besoin pour mettre de l’ordre dans leur vie, pour restaurer leur paix interne», explique la chercheuse du CNRS. Les chants Toraja se répartissent en deux groupes principaux. Le Badong, une ronde funéraire du cycle du Couchant, et le Simbong, une autre du cycle du Levant, sont les plus importants chacun dans leur groupe. «Le Simbong présente des polyphonies qui ne sont pas sans rappeler les chœurs bulgares», indique-t-elle. A la base, on trouve une nappe sonore qui évoque la chute d’eau, – c’est d’ailleurs la traduction du mot simbong – sur laquelle vont se construire les mélodies chantées par cinq chœurs de 15 personnes regroupées en cercle ou en arc de cercle. «Il y a une sorte de combat larvé entre ces groupes», ajoute Dana Rappoport.

Au début de son entreprise, la spécialiste des rites Toraja s’est rendu compte que leurs coutumes étaient déjà bien dissoutes dans la christianisation et la Pancasila. «Ces fêtes funéraires étaient déjà modifiées, transformées. Et depuis les années 60, ils se sont convertis au protestantisme», explique-t-elle. Leur religion, Alukta, n’était plus pratiquée de façon originelle que par 4% d’entre eux. Et encore, les rites du Levant, qui «divinisaient» les défunts, ont été interdits car la constitution indonésienne ne reconnaît que des religions monothéistes. «De plus, les cérémonies du Levant étaient quelquefois l’occasion de transes collectives de 6 jours et 6 nuits, vues d’un très mauvais œil par l’église», détaille Dana Rappoport. Enfin, on chantait la vie du défunt, dans des poèmes de plus de 1000 vers, en véritables hagiographies. «Cela aussi a été interdit», précise-t-elle. Sans parler de l’occidentalisation des mélodies, qui ressemblent désormais à des musiques de fanfares gospel…

Les instruments de musique ont eux aussi largement disparu. Seuls gongs, flûtes et tambours ont survécu. Dana Rappoport a tenté de reconstruire les musiques d’avant, en interrogeant les anciens et en fouillant dans les régions où ces instruments existent toujours. La vièle, la cithare tubulaire et la cithare sur bâton, un instrument où le joueur appuie une caisse de résonance directement sur sa poitrine, sont trois exemples d’instruments ayant survécu ailleurs que chez les Toraja. Ce qui reste des rites Toraja est aujourd’hui largement «folklorisé» avec la bénédiction du gouvernement et l’œil peu regardant des acteurs du tourisme. Heureusement, en répertoriant tous les textes des chants funéraires, Dana Rappoport a révélé une formidable «banque de données» des coutumes Toraja. «Les textes décrivent tous les aspects de la société, qu’ils soient narratifs ou lyriques. Par eux, on découvre comment la société Toraja fait système», précise-t-elle encore.

Terminée en 2001, l’étude de Dana Rappoport est archivée au CNRS. La scientifique s’est questionnée sur le sens de son travail. Ecrit-elle pour les chercheurs, les contribuables français, les Toraja? Une maison d’édition lui a proposé de sortir le fruit de son travail sur un livre DVD-ROM qui sera commercialisé en France et dans les pays anglo-saxons en 2009. Une version indonésienne va voir le jour dans le réseau Gramedia. Elle est la première ethnomusicologue française à bénéficier d’une telle vulgarisation de ses études. Il y a pas moins de 2600 photos sur le DVD, l’équivalent de 30 CD en son et deux heures de vidéos. «On m’a demandé d’y transmettre le plaisir de mon travail», assure-t-elle en riant. En présentant en français, anglais et indonésien, les formes résumées et exhaustives de son travail sur ce DVD-ROM, la chercheuse souhaite ainsi donner plusieurs niveaux d’accès à son ouvrage. Ainsi, il est permis d’espérer que, grâce à l’archivage en support numérique et grand public de leur art vocal, les Toraja auront au moins accès, demain, à leur mémoire disparue.

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