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Democratie coincée entre politesse et coups de gueule

« C’est quoi un dirigeant comme ça ? Il sait que le pays est déjà complètement délabré, au point de non retour. Mais il ne fait toujours rien. Je proteste contre ce président-là, qui s’appelle SBY. Pourquoi est-il comme ça ? » C’est en ces termes que Bang Buyung, l’avocat de Gayus Tambunan, l’inspecteur des impôts au centre de la plus grosse affaire d’évasion fiscale que le pays ait jamais connu, a parlé du président le 11 janvier dernier sur Metro TV. Il s’est emporté contre l’atonie du leader indonésien dans ce dossier qui plombe le pays depuis presque un an (cf. La Gazette de Bali n°-67 – décembre 2010). Connu pour son parcours impeccable d’activiste des Droits de l’Homme, cet avocat vedette de 76 ans a pris la défense de l’« ennemi public n°1 » afin d’avoir une chance de révéler au grand jour ces pratiques frauduleuses. Cent cinquante grosses entreprises sont concernées et les ramifications touchent les impôts, la justice, la police et, par extension, le monde politique.

« Eh oui, c’est ça notre président. Il n’a jamais eu le courage de prendre une position ferme. Sa philosophie de vie, que nous avons du mal à comprendre, c’est celle d’un homme qui évite les conflits », s’est insurgé le légiste à la coiffure blanc argenté. Il a ensuite rappelé que le président SBY s’enorgueillissait de ne pas avoir d’ennemi. « Mais si on veut lutter contre la corruption et le crime en Indonésie, il faut en avoir des ennemis ! » a-t-il poursuivi. « Qui sont les ennemis ? Les corrupteurs, la mafia des juges, la mafia des impôts. Allez-y, faites face, exterminez-les tous ? C’est comme ça qu’il faut faire si on veut embrasser le problème dans son entier », a-t-il lancé en duplex à la journaliste de la chaine d’info.

« Il est toujours en train d’hésiter et n’a jamais le courage de prendre position. Pourtant, s’il le veut vraiment, il n’a qu’à convoquer le chef de la police. Hé, Monsieur Timur Pradopo, je vous ordonne de livrer vos hommes, les généraux Edmon Ilyas et Raja Erizman, vous les amenez devant la Commission anti-corruption », a expliqué Bang Buyung. De même du côté de la magistrature. « Il n’a qu’à ordonner au Garde des Sceaux Basrief Arief d’arrêter les procureurs Cirus Sinaga et Faril Regan et de les interroger devant la commission », poursuit-il. Et d’ajouter : « Vraiment, c’est difficile de parler comme ça ? Si jamais il s’estimait responsable, il l’aurait fait. La police et la magistrature sont en dessous de lui que je sache ? »

Bang Buyung s’est lâché. A l’échelle indonésienne, parler comme ça du chef suprême de la nation, c’est comme de lancer un cocktail Molotov. Il n’y a pas si longtemps, un tel inconscient aurait fini derrière les barreaux… D’ailleurs, le lendemain, les journaux en ont fait leurs choux gras mais se sont bien gardés de transcrire les propos les plus rudes du vieil avocat indigné. En effet, en Indonésie, le franc-parler n’a jamais bonne presse. C’est impoli de dire ses quatre vérités à quelqu’un. Il perd la face, se braque et les négociations deviennent impossibles. Non, il vaut mieux sourire, faire croire que ça va s’arranger, minimiser les préjudices et se mettre d’accord discrètement à l’écart, entre gens de bonne compagnie. Etre direct, c’est vulgaire, c’est un signe de manque d’éducation et de raffinement, bref dire les choses telles qu’elles sont n’amène à rien.

Culture de l’effacement

Ce trait de la psyché locale est enseigné dès le plus jeune âge. En effet, il suffit d’aller dans une école primaire pour voir partout des panneaux affirmant : « Entretenons notre culture de l’effacement. » Ces notions de « budaya malu », ou encore « sopan santun » dont s’enorgueillissent les Indonésiens trouvent son origine pour l’essentiel dans la tradition féodale javanaise. Si le proclamateur Sukarno avait lutté pour l’émancipation des masses de l’archipel, le dictateur Suharto avait appuyé son régime de fer dans un gant de velours sur ces valeurs liées aux anciens royaumes de Java, scellant ainsi un habile outil d’oppression dans un écrin culturel et identitaire. Aujourd’hui, en ce début de 21ème et après 13 ans de reformasi et la construction d’un système d’élections générales pleinement opérationnel, ce refus de l’affrontement est de plus en plus antinomique avec le fonctionnement même d’une nation parlementaire. Carcan moral à destination des masses, cette culture de l’évitement du conflit a surtout le mérite d’éviter à l’élite au pouvoir de rendre des comptes. Aux temps du Majapahit ou de l’Orde Baru, cela se comprenait mais aujourd’hui ?

Certains en sont conscients et commencent à pousser des gueulantes en direct devant les caméras. Les choses changent donc, doucement toutefois. Mais quand même, ainsi, Jhonson Panjaitan, avocat et secrétaire général de l’association « Indonesian Police Watch », est connu pour ne pas mâcher ses mots. Il est très spectaculaire, il s’emporte, vocifère, menace, une avalanche de vulgarité selon les critères culturels en question. Mais on l’invite de plus en plus sur les plateaux de télé, un signe qui ne trompe pas. Il n’a pas hésité à traiter la police et le président d’imbéciles et a même appelé les masses à descendre dans la rue pour faire pression contre SBY dans cette affaire Gayus. Il n’a pas prononcé le mot « révolution » mais il n’en était pas loin. Impensable il y a encore quelques mois…

Répugnance à entrer en opposition

Que dire encore des partis politiques et de leur incapacité à faire fonctionner le débat majorité-opposition ? Entre les intérêts privés qui font qu’ils hésitent à lâcher les quelques leviers de pouvoir que constituent des postes ministériels offerts au sein du gouvernement et la répugnance culturelle à créer un vrai front d’opposition où il faudrait jouer gros, les politiciens n’endossent pas leur rôle et apparaissent surtout comme des conspirateurs de palais. Comment justifier cette attitude ? Par un trait culturel encore et toujours, en l’occurrence la notion de « gotong royong », ou d’entraide qui va au-delà des clivages. Habituellement pratiquée avec à propos au niveau des villages, pourquoi pas ne pas la pratiquer au niveau de la classe politique ? Sous le prétexte irrévocable du bien-être de la nation ! Comme ça, les perdants des élections gardent un pied au gouvernement et au prochain coup, qui sait, s’ils gagnent à leur tour, ils renverront l’ascenseur… Non, Bang Buyun a raison, pour diriger une démocratie, il faut savoir se faire des ennemis, savoir appeler un chat, un chat, laisser la politesse au vestiaire et affronter les problèmes de face… et avec courage.

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