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UN DELICIEUX SEMIS DE PETITS YEUX RAPPELLE LES NUANCES CHATOYANTES DES PLUMES DE PAON

A la fin du 19ème siècle, le Français Adolphe Combanaire (1859-1939), un ingénieur électricien originaire de Châteauroux, débarque sur l’île de Bornéo à la recherche de la gutta-percha. Patriote invétéré, anglophone après des études à Londres et New-York, il a mis au point un système d’extraction de la gutta-percha des feuilles de l’Isonandra Gutta, un arbre à caoutchouc qui selon lui, ne se trouve qu’à l’intérieur de l’île. Pourquoi ? La gutta-percha est une gomme tropicale servant à isoler les câbles sous-marins. Entre exploration et espionnage commercial, il se jouera des autorités anglaises et hollandaises pour chercher cet arbre qui devait assurer la pérennité des communications internationales et donner à la France une position clé dans ce domaine alors naissant…

Des gamins partent à la chasse aux papillons pour Adolphe Combanaire…

Nous arrivons ensuite dans un vaste espace où la forêt a été détruite, et que les herbes ont envahi. Il est l’heure de déjeuner, mais nous ne trouvons pas d’endroit propice pour la halte. Nous poursuivons notre route, car il paraît que le campong où nous allons n’est pas très éloigné. Vers une heure je rejoins les porteurs et Ismail qui demande des renseignements à des Dayaks. Ce sont trois hommes du prochain campong, qui se rendent à la pêche, porteurs d’un filet et d’un trident. Ils rebroussent chemin pour aller annoncer notre arrivée.

Nous faisons une entrée sensationnelle. Le campong est très important et tous ses habitants se sont entassés sur la terrasse pour nous voir arriver. Les porteurs se suivent, à intervalles égaux, devant Ismail et moi qui fermons la marche. Il y a déjà un grand progrès sur la débandade de la veille. Je voudrais que l’Anglais de Kunching fût là, sûrement qu’il en ragerait ! Une chose me frappe alors que je traverse le long bâtiment : j’aperçois plusieurs têtes coupées grimaçant au bout des rotins qui les attachent aux poutres du plafond.

Je déjeune avec des œufs, puis, après m’être reposé, je vais prendre un bain dans la rivière qui passe à proximité. L’endroit est délicieux et presque complètement caché sous les arbres et les plantes qui retombent dans l’eau. Dans les rais du soleil, des papillons s’ébattent, puis se reposent sur les larges pierres humides. Je reconnais les Dercas, jaune d’or avec un peu de noir à la pointe des ailes, et les Centaurus, qui ressemblent à des bleuets ailés ; mais j’essaie vainement de capturer le plus beau d’entre eux.

Des gamins suivent mon manège, je leur promets une petite prime pour chaque spécimen qu’ils me rapporteront, et ils se mettent en chasse avec une ardeur qui me semble de bon augure. Deux heures après ils me rapportent trois spécimens, dont l’un presque intact, d’un splendide papillon, le roi peut-être de cette flore animée. Je reconnais de suite la variété appelée : Beauté de Sarawak. Le plus grand mesure quinze centimètres, d’une pointe de l’aile à l’autre. Celles-ci sont d’un noir de jais et se terminent à l’extrémité inférieure par des découpures arrondies qui se finissent en pointe effilée. Sur le velours du tissu de l’aile un délicieux semis de petits yeux rappelle les nuances chatoyantes des plumes de paon. Le semis devient plus fourni vers la pointe des ailes et entoure, d’un cercle vert pâle, deux grands yeux nuancés, semblables à une pierre de lune qui réunirait, en même temps toute la gamme des nuances du rubis.

Le chef et quelques hommes de ce campong me semblent assez intelligents, et je cause longuement avec eux de leur genre de vie, ou de leurs besoins. Ils se trouvent heureux et ne se plaignent pas d’une existence qui, au premier examen, pourrait sembler misérable. Je remarque que, dans la conversation, pour bien vous faire voir qu’ils s’intéressent à ce que vous leur expliquez, ils répètent fréquemment : maître ! maître !

Je passe une agréable soirée : si ce n’était la curiosité des gens qui m’entourent, tout serait parfait. Après le dîner, je fais la même libéralité qu’au campong précédent. Ismail préside toujours en fumant mes cigares, il explique en ce moment ce que sont les bateaux à vapeur, et il ajoute que les crocodiles essaient parfois de les arrêter, mais que le sifflet les met en fuite ! Les pauvres Dayaks n’en croient pas leurs oreilles !

Nous repartons le lendemain en longeant toujours la montagne qui nous sépare de Sambas. L’étape est pénible, nous ne cessons de monter et de descendre, traversant les ruisseaux qui se précipitent des hauteurs boisées. La plupart du temps le sentier se compose de gros arbres, sur lesquels nous marchons en file indienne. Nous rencontrons un groupe de chercheurs de gutta-percha qui rapportent, à leur logis, le résultat de huit jours de travail : c’est plutôt maigre ! Ils se joignent à nous et nous arrivons, vers onze heures, à leur campong. Le sentier aboutit à l’une des extrémités du bâtiment et, comme ce dernier est entouré de palissades et d’arbustes touffus, il faut, pour continuer sa route, le traverser en entier et le quitter par l’extrémité opposée : j’ai revu fréquemment la même disposition.

Comme il n’est guère que dix heures, je décide que nous déjeunerons là et que nous partirons pour un autre campong, qui se trouve à trois heures de marche. Les solives sont ornées de gros bois de cerf, avec quatre ou cinq andouillers au plus, ce qui prouve que ces animaux ne doivent pas vivre très vieux. Une douzaine de têtes humaines, dégarnies de leur peau, voisinent avec des sabres et des instruments de pêche.

Au moment du départ le chef m’apporte six œufs, en me disant que le riz qui a été fourni aux porteurs ne valait pas les soixante cents que je lui ai fait remettre.

Adolphe Combanaire (extrait d’Au pays des coupeurs de têtes – A travers Bornéo)

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