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Crémation d’un grand brahmane, compagnon de Ngurah Rai

A la fin de l’année dernière, Bali a perdu un de ses plus remarquables enfants. Ida Bagus Nyoman Sena s’est éteint le 1er décembre après un siècle d’une vie mouvementée et bien remplie. A l’époque perturbée de l’après-guerre, il avait participé activement aux combats contre l’occupant hollandais. Puis, doté d’une belle capacité de procréation, il avait enfanté vingt-et-un enfants de ses trois épouses. Enfin, déjà octogénaire, il allait être institué grand prêtre hindou avec le titre honorifique de Ratu Prande Gede Oka.

Le lendemain du décès, la Brimob s’est présentée à son domicile dans son village natal de Sangeh. Ce corps d’élite de la police indonésienne a proposé des funérailles officielles à la famille de l’ancien frère d’armes de Ngurah Rai. C’est un honneur dû au statut de héros régional du défunt. La famille a décliné poliment l’offre, la condition de prêtre prime sur le lointain passé guerrier. La dépouille mortelle d’un pedanda, d’un grand prêtre brahmane, est considérée trop pure pour être enterrée et doit recevoir tous les honneurs. Après avoir séjournée plusieurs jours dans sa chambre, elle est amenée au merajan, le temple familial, où elle résidera jusqu’à la crémation. Pendant ce temps ont lieu de nombreuses cérémonies et on est aux petits soins pour cette enveloppe charnelle qui emprisonne l’âme et qui a droit à des lavages, des embaumements, des emmaillotages et à toute une série de rituels de purification dont les non-initiés ignorent la signification.

Les diverses cérémonies culminent avec le ngaben (palebon en haut balinais), la crémation. Celle-ci a eu lieu le 30 décembre, date fixée par un conseil de sages selon les impératifs complexes du calendrier lunaire balinais. Il est impératif de détruire le corps par le feu un jour propice, car c’est à ce moment-là qu’il retourne aux cinq éléments cosmiques (terre, feu, eau, air et éther) et libère enfin l’âme. Durant tout le mois de décembre, les Balinais ont défilé en grand nombre à Sangeh pour prier auprès de la dépouille. Chaque jour, le griya (ou geria selon une orthographe plus récente), la résidence brahmanique, doit accueillir des centaines de fidèles venus apporter leurs offrandes en guise d’un dernier hommage. L’affluence est d’ailleurs telle que la famille se voit obligée d’acquérir un terrain contigu de plusieurs ares pour recevoir décemment la foule des visiteurs.

Le défunt est trop pur pour passer par une porte

Le jour J, tout le village est en habit de cérémonie et les pecalang ont barré la route principale. Les préparatifs ont tous été complétés et les participants sont fin prêts. Le programme annonce la levée du corps à 12h05 précises. A 11h50, une voiture de pompiers vient stationner devant le griya et on se demande s’il n’y a pas le feu quelque part. Non, pas d’incendie à éteindre, le camion-citerne ne sert qu’à arroser la chaussée afin que le pedanda n’entame pas son dernier voyage sur une route poussiéreuse.

Le corps du défunt est même trop pur pour passer par une porte. Les restes de Ratu Prande doivent donc être transbahutés par dessus le mur d’enceinte. Une rampe a été construite en guise d’escalier, chemin que doivent aussi emprunter les offrandes qui précèdent le passage de la dépouille. Des dizaines de vases richement décorés sont placés sur la tête d’autant de femmes. Ces empilements gigantesques vacillent dangereusement et les malheureuses porteuses doivent user de toute leur agilité pour ne pas perdre l’équilibre dans cette pente de plusieurs mètres. Heureusement qu’il ne pleut pas encore à ce moment-là ! Dans la rue attend un peloton de guerriers à l’aspect féroce. Armés de lances, le kriss enfoncé dans la ceinture, leurs visages barbouillés comme des Indiens sur le sentier de la guerre, ils font peur à souhait. En fait, il ne s’agît que d’inoffensifs danseurs balinais du tari baris. Costumés à l’ancienne, ils doivent ouvrir le chemin à la procession et marquer sa cadence.

A 12h07, le corps apparaît en haut de la rampe, emmailloté dans des draps blancs. Précédé par une longue bande de tissu blanc, il est porté à bout de bras par des membres mâles de la famille. Escorté par la foule des fidèles, il est emmené jusqu’au griya de ses origines, distant d’à peine
300 m. Là-bas attend le badé, la fameuse tour funéraire, une réplique du cosmos, en haut de laquelle on place la dépouille vénérée. D’une hauteur de six mètres, cette tour pyramidale est bien moins haute que celles d’antan ; de nos jours, il faut savoir rester modeste pour passer sous les câbles électriques. Elle est néanmoins richement décorée de figures de la mythologie hindoue.

Une ambiance d’allégresse

Derrière cette procession, un taureau blanc se met à progresser aux sons du gamelan. Un petit-fils du défunt chevauche cette splendide sculpture réservée aux prêtres brahmanes. Et dire que certains l’ont prise pour un cheval, n’ayant pas vu les cornes dorées ! Ce sarcophage qui va contenir le corps lors de l’incinération est monté sur un quadrillage de bambou porté par une soixantaine d’hommes jeunes. Bien que costauds, ces porteurs se mettent vite à transpirer, car ils doivent faire bouger et tourner l’édifice autant que possible afin que les mauvais esprits se perdent en route. A ces fins, ils empruntent un parcours erratique, procèdent à des brusques va-et-vient, virevoltent plusieurs fois sur eux-mêmes et impriment au taureau des mouvements si saccadés que son jeune cavalier doit se cramponner durement pour ne pas se faire désarçonner.

Toute cette agitation se déroule dans une ambiance d’allégresse. Malgré l’effort à fournir, les porteurs semblent bien s’amuser et des cris de joie fusent quand les pompiers en attente au carrefour commencent à les arroser. La lance à incendie se met à cracher un jet si puissant que les spectateurs se trouvent aussi aspergés, ce qui déclenche des hurlements de plaisir dans l’assistance. Dire que la liesse est générale n’est pas exagéré. C’est au plus tard maintenant que les spectateurs occidentaux saisissent la différence entre l’ambiance lors d’un enterrement aux canons chrétiens et celle d’une crémation balinaise : là-bas, on est affligé face à la mort et on se désole du départ d’un être cher. Ici, on accepte la vie et ses impératifs, des décès comme des naissances. Puis, on a le droit d’être joyeux, car l’âme du défunt va continuer son voyage pour être réincarnée.
Le défilé entame alors sa marche en direction du tunon, le champ de crémation. En haut de l’édifice qui abrite le corps de Ratu Prande se tient un prêtre qui lance du riz sur la foule. Au carrefour, les porteurs doivent se baisser pour permettre à la tour de passer sous les lignes électriques. Bien que la distance à parcourir ne soit que de quelques centaines de mètres, le ciel a eu le temps de se teindre d’un noir menaçant. Au tunon, on descend le cercueil du badé pour le placer dans le taureau auquel on a découpé l’épine dorsale. Lorsque le prêtre asperge le sarcophage d’eau bénite, le ciel se met aussi de la partie et ouvre ses vannes pour verser des trombes d’eau sur tout le monde. Comme le défunt avait dirigé au cours de sa vie la construction et l’aménagement des canaux d’irrigation autour de son village, la pluie est perçue comme un clin d’œil des forces divines. L’orage ne fait qu’à peine retarder la cérémonie. Moyennant le souffle puissant d’un brûleur à gaz, le sarcophage prend vite feu et son contenu se consume même sous les averses qui perdurent. C’est alors que l’on aperçoit que le taureau possède une structure métallique si ingénieuse qu’elle permet de garder les cendres au sec malgré les pluies torrentielles.
La pluie ne semble plus vouloir s’arrêter et arrive finalement à chambouler la programmation. L’assistance est dispersée car une grande partie des participants s’est abritée au loin. Mais les prêtres assument courageusement leur office et scindent en plusieurs séances les prières obligatoires avec les fidèles et la tour funéraire doit attendre le lendemain pour connaître son sort qui est de périr par le feu. L’âme étant libérée par le feu, il s’agit maintenant de la purifier. Ce sont près de trois cents personnes qui accompagnent les cendres de Ratu Prande jusqu’à la mer. L’impressionnant cortège de voitures se met en route vers Sanur et sa plage où les cendres à peine refroidies sont dispersées dans la mer. D’autres cérémonies auront encore lieu jusqu’au douzième jour après la crémation. Des rituels pour célébrer le voyage de l’âme du mort. Une cérémonie de purification (maligia punggal) sera ponctuée de rites de passage et d’initiation très importants : le limage des dents (metatah) et la coupe des cheveux (mepetik), pour les jeunes et les adolescents.
Heureusement que la descendance de feu pedanda est assez nombreuse pour alléger un peu les lourdes charges des festivités. Les familles de ses dix-sept enfants encore vivants ne sont pas trop nombreuses pour se partager l’énorme coût de cet événement majeur qui s’est monté à plusieurs centaines de millions de rupiah.

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