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CHASSE AU CROCODILE

A la fin du 19ème siècle, le Français Adolphe Combanaire (1859-1939), un ingénieur électricien originaire de Châteauroux, débarque sur l’île de Bornéo à la recherche de la gutta-percha. Patriote invétéré, anglophone après des études à Londres et New-York, il a mis au point un système d’extraction de la gutta-percha des feuilles de l’Isonandra Gutta, un arbre à caoutchouc qui selon lui, ne se trouve qu’à l’intérieur de l’île. Pourquoi ? La gutta-percha est une gomme tropicale servant à isoler les câbles sous-marins. Entre exploration et espionnage commercial, il se jouera des autorités anglaises et hollandaises pour chercher cet arbre qui devait assurer la pérennité des communications internationales et donner à la France une position clé dans ce domaine alors naissant…

Dans l’axe de la rivière, qui s’est subitement élargie, les hommes me signalent à cent mètres en avant, un crocodile qui fait tranquillement promenade. Je ne veux pas le croire, mais je suis forcé de me rendre à l’évidence. Tout le dessus de la tête, avec les saillies du nez et des yeux est au ras de l’eau ; le reste du corps, qui mesure certainement de cinq à six mètres, est seulement dessiné par la partie supérieure de l’épine dorsale, d’où rayonnent les côtes noires et gris-blanc. De l’endroit où je suis, je m’imagine voir un serpent à tête gigantesque qui se mouvrait lentement.

J’ai armé mon fusil, et les hommes pagaient sans bruit dans la direction du saurien, mais, sans que l’on puisse supposer qu’il ait éventé le bateau, il disparaît brusquement.

Nous continuons notre route, et quoique les bateliers fouillent des yeux les hautes herbes de la rive, je ne trouve pas l’occasion de placer mon coup de fusil.
Le patron fait aborder une petite clairière où les bateaux doivent avoir l’habitude de s’arrêter, car nous y trouvons du bois sec à volonté. En attendant que le déjeuner se prépare je vais faire un tour dans le voisinage, mais je ne vois rien qui vaille la peine d’être tiré. De fréquentes inondations chassent de ces forêts les cerfs et les cochons sauvages qui, sans ça, y pulluleraient.

Le repas terminé, je regagne en rampant ma place dans le canot et nous repartons. Le patron donne la direction de façon à ce que nous côtoyons les rives, et les bateliers, donc chacun voudrait avoir le plaisir de me signaler un crocodile, redoublent de surveillance.
Tout à coup les pagaies se font silencieuses et un geste me prévient de me tenir prêt. J’ai pris mon fusil et je me glisse sous l’avant. Les bateliers remplissent tout l’espace disponible et je ne puis tirer, ni debout, ni couché. J’entends le bruit d’une chute dans la rivière ; c’est le crocodile, que je n’ai même pas vu, qui nous brûle la politesse. Nous convenons alors que, puisque l’arrière est plus dégagé, le bateau fera face de ce côté au premier saurien que sa mauvaise chance mettra sur notre route.

Au bout d’une heure les bateliers n’ont encore rien découvert, et je commence à croire qu’ils ont exagéré, quand les quatre hommes me signalent, en même temps, un crocodile dissimulé dans les joncs, et que le prao vient de dépasser.
Le patron, sans perdre la bête de l’œil me dit :
« Apprêtez votre fusil, il dort et nous allons retourner sur lui »

Avec le moins de bruit possible, le bateau décrit un demi-cercle et se rapproche de la rive.
Jusque-là je n’avais pu rien apercevoir, mais maintenant, dans l’axe du bateau, à quatre mètres au plus, je vois un spectacle qui, je crois me le rappeler, me donne envie de rire. Je n’aurais jamais cru qu’un crocodile fût si confiant ou si stupide.

Il est allongé sur l’inclinaison de la berge, la tête légèrement relevée touche presque l’eau, tandis que son énorme queue se perd dans l’épaisseur des roseaux. Il a au moins cinq mètres, et il me semble que s’il le voulait, il pourrait sauter sur le bateau qu’il domine de toute la hauteur du talus.
Je me suis couché à plat ventre, le fusil bien en mains, cherchant le point vulnérable. L’animal se présente à nous, allongé de trois quarts ; je ne puis tirer au défaut de l’épaule, son œil vairon semble nous narguer : c’est là que je vise.

Le réveil est plutôt dur. Sous le choc ou la douleur le monstre redressé sur les pattes postérieures, tordant vers le ciel une gueule immense et découvrant, dans ce mouvement involontaire, la moitié de son ventre blanc. C’est à cet endroit que mon second coup de gros plomb fait balle, crevant la carapace, moins résistante. Il est retombé sur le sol comme anéanti ; trois secondes se passent. « Mort » s’écrient les bateliers.

Ils ont parlé trop vite ! Un énorme coup de queue couche les grands roseaux dans un frétillement d’agonie et, sous nos yeux stupéfaits, le saurien se jette, plutôt qu’il ne marche, dans la rivière où il disparaît dans un tournoiement de bête blessée à mort.

Je suis furieux de cette déconvenue, car je croyais bien en être venu à bout. En réalité mon arme est insuffisante pour foudroyer une semblable masse. J’eus encore souvent l’occasion de tirer beaucoup de crocodiles, même dans des conditions aussi favorables : je n’ai jamais été plus heureux.
Pour tuer, sur le coup, un saurien de grande taille il faut une arme assez puissante pour percer sa carapace et briser la colonne vertébrale ; en ce cas-là, seulement, il ne trouve plus la force de regagner la rivière.
Cet incident m’a mis en goût, et il me tarde de savoir si je serai plus heureux une autre fois.

Adolphe Combanaire (extrait d’Au pays des coupeurs de têtes – A travers Bornéo)

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