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Celui qui a descendu et remonte quatre fois le fleuve est un veillard

C’est Pak Puluk, l’homme au manteau de léopard qui m’a le plus initié à la culture des Dayaks Kenyah Lepo Tau de l’Apo Kayan, cette région des plateaux du Kalimantan très proche de la frontière avec le Sarawak malaisien. Dans sa lamin, long-house de prés de 60 m, il est le chef incontesté du clan, celui qui prend les décisions pour la communauté et dicte les règles de vie. Pak Puluk est dayak. Ce seul mot faisait frémir beaucoup de monde au début du siècle dernier. Ici plus qu’ailleurs (à l’exception des peuplades Asmat de Papua), la chasse aux têtes était ancrée dans les mœurs. Le peuple Kenyah Lepo Tau et son village fétiche de Long Uro a connu bien des guerres contre les terribles Iban de l’autre côté de la frontière et les têtes sont longtemps restées accrochées aux frontons des maisons, sans distinction de race ou de sexe.

Les Anglais, dont le fameux Charles Brooke, un mercenaire à la solde de la couronne britannique, s’étaient liés d’amitié avec les Iban dans le but d’exterminer le peuple Kenyah pour s’emparer de leurs terres. A ce jour, la guerre fratricide n’existe plus mais la paix entre les deux groupes n’a jamais été entérinée officiellement et l’on parle encore toujours de cette histoire à Long Uro. Pak Puluk voudrait que les clans des deux bords soient réunis à Long Uro pour enterrer la hache de guerre, parler du bon vieux temps, mettre en perce les tonneaux de tuak et se saouler d’alcool et de bonnes histoires. Mais qui l’écoute ? Les jeunes n’ont pas connu ces épisodes dramatiques de Bornéo, pour qui c’est juste les histoires des anciens. Ils en rigolent même. Et puis aujourd’hui, c’est devenu l’affaire de deux nations : l’Indonésie et la Malaisie.

Il n’empêche que pour moi, avide d’aventures, les paroles des anciens me fascinent. Elles appartiennent aux générations futures qu’elles le veuillent ou non, à l’histoire, à ceux qui voudront bien s’intéresser à tous ces rites de passage des peuples de l’archipel indonésien. De plus, ici, dans les collines de l’Apo Kayan, les filles sont plus belles qu’ailleurs, racées, la peau claire et le sourire charmeur.Témoin, la petite Lunuk, qui déjà prend mon sac le matin de mon départ du village. Elle veut m’accompagner pour tenter de franchir les fameux « bamberam », les rapides de la rivière Boh sur un radeau confectionné par les jeunes du village. Troncs de bois, rotin et une grande dose de courage. De là vient ce proverbe des Dayaks de l’Apo Kayan que m’a rapporté l’autre jour Pak Puluk : « Celui qui a descendu et remonté quatre fois le fleuve est un vieillard. » Allusion aux terribles rapides de la rivière Boh, couplés aux rapides de la rivière Uhok, pour enfin atteindre le mythique Mahakam, en aval du gros village de Long Pahanghai. Toute une aventure ! La petite Lunuk ne sera pas du voyage, il me faut presque me battre pour qu’elle reste au village, ce qui fait très mauvais effet mais provoque l’hilarité générale.

Les rapides de la rivière Boh, je ne les ai vus que l’espace d’une demi-journée car nous avons tout cassé contre un rocher et je ne dois mon salut qu’à la force et au courage des hommes qui m’accompagnaient. Ils m’ont hissé sur la berge à temps. Retour à pied au village, sacs et vivres perdus dans les remous et aussi un sentiment de honte lorsque Lunuk m’a vu revenir. Je pensais qu’elle allait se moquer de moi mais non, au contraire, elle était ravie de me voir de retour et en vie. Pak Puluk lui, sait que je vais repartir, le sage sait tout. Il ne pourra pas me retenir alors que la communauté toute entière voudrait que je reste au village. Ma place est prête dans le clan et Lunuk se prend à rêver. Je pense alors à Bruno Manser, ce Suisse défenseur de la forêt qui lutta pour la survie de son clan Punan contre l’extermination orchestrée par des multinationales. Ce n’est pas très loin d’ici, à cheval sur la frontière. La différence avec la proposition qui m’est faite ici, c’est que je pourrais jouir d’une liberté totale et d’un toit dans le village alors que lui vivait avec des chasseurs-cueilleurs au plus profond de la jungle et qu’il était devenu la cible de snipers engagés par les gens qui voulaient sa peau.

Après quelques jours passés au village, je décide d’entreprendre la grande traversée vers l’ouest, le Kalimantan-barat, et de suivre les chemins vers le fleuve Mahakam. Puis, remonter vers le dernier village dayak Punan de Long Apari et traverser les monts Muller. Pak Puluk n’a pas bronché à l’énoncé de mon projet. Il me donnera deux porteurs pour m’accompagner le plus loin possible jusque vers le fleuve Mahakam car il sait que là- bas les pirogues seront nombreuses. Atteindre la source mythique du Mahakam, proche des monts Muller, est pour moi une épopée ressemblant aux récits des explorateurs du 19ème siècle sur le Mékong ou le Yang Tse. Certes, pas de hautes montagnes à franchir comme dans l’Himalaya mais quand même au programme la jungle, la chaleur, les sangsues, les insectes, les gorges et les torrents capricieux. Il est connu que les porteurs dayaks sont les meilleurs au monde en situation de jungle extrême, je l’ai vérifié maintes fois sur ce parcours où ils m’ont aidé, tiré, poussé
dans les cours des torrents en furie grossis par les pluies diluviennes de la nuit. Ils m’ont montré comment on choisit un endroit pour le camp, comment, en un temps record, on construit une hutte sur pilotis. Ou encore comment trouver du bois sec en forêt pluviale, comment chasser le sanglier à la sarbacane ou attraper du poisson à la main. Des moments inoubliables ! Et puis, la nuit, le chant des insectes, unique en son genre, ou encore le bruit des arbres pourris qui s’écroulent au loin.

La remontée du Mahakam en pirogue fut pour moi un temps de vacances. De gros villages traversés, Long Pahanghai, Tiong Ohang et après le terrible rapide de Muara Saite, j’arrive au village de Long Apari, dernier village dayak où une superbe long house m’attend, peut-être l’une des plus belles de la région. J’y vois quelques femmes aux longues oreilles. Je dois trouver des porteurs pour passer de l’autre côté de la barrière montagneuse des monts Muller. Un long périple de 10 jours au moins et comme j’ai peu d’argent et de vêtements (laissés dans les rapides de la rivière Boh), j’essaie de savoir qui se rendrait à pied vers l’ouest. J’ai bien dû passer 4 jours à Long Apari avant de rencontrer Usman, un garçon de Putussibau, venu ici pour acheter des antiquités et qui doit repartir chez lui. Usman est très content de trouver un étranger pour partager ce long voyage. Tout sourire, il me dit que l’argent n’est pas un problème, il ne me demande rien et, avec l’achat d’un peu de riz et des pâtes, on fera le voyage. Il y a de toutes façons beaucoup de poissons dans les torrents.

Cette traversée des montagnes Muller, entre Kalimantan- Est et Ouest, est très mal connue du voyageur, aucun récit d’aventuriers célèbres, si ce n’est mon ami français Bernard Sellato (cf. La Gazette de Bali n°37 – juin 2008), qui avait fait ce périple pieds nus dans les années 80. Une jungle dense, intense, jamais de répit pour le marcheur, des sangsues par centaines et le passage oblige du « tugu perbatasan », à la frontière des deux provinces où chaque voyageur doit déposer un petit bout de tissu, prière au vent sur un amas de pierre, comme les manis au Nepal ou au Tibet. J’ai bien dû traverser et retraverser plus de 30 fois les rivières Bulit, Hubungan et Bungan Lea… Je me suis accroché aux troncs d’arbres morts dans les lits des rivières pour ne pas être emporté par le courant, j’ai marché prés de 10 heures par jour, j’ai croisé des chasseurs de nids d’hirondelles accrochés à des échafaudages de bambous à plus de 50 m du sol au mépris du vide, j’ai vu nombre de serpents dont la fameuse vipère Boiga à queue rouge, redoutée de tous, tout cela avant d’arriver à Tanjung Lokan, le premier village dayak Bahan où j’ai trouvé enfin un abri où dormir au… sec.

Le plus difficile est fait, pensais-je, et il ne nous reste qu’à trouver une pirogue qui redescend la Bungan et le fleuve Kapuas pour arriver à Putussibau, terme de ce périple. Mais il nous a fallu attendre prés d’une semaine avant de décider enfin un local à descendre la rivière. Et pour cause, il nous a fallu encore passer maints rapides, hisser la pirogue à 3 pour traverser des goulets encombrés de rochers, parfois de plus de 10 mètres de hauteur, sans corde… Je pensais au film « Fitzcarraldo » de Werner Herzog où l’on voit Klaus Kinski et ses hommes hisser un bateau par dessus une colline de jungle… Il m’aura fallu exactement 28 jours, entre marche, pirogue et attente dans les villages pour atteindre Putussibau au départ de la maison de Pak Puluk en Apo Kayan. Il avait raison le vieux sage lorsqu’il m’a lancé son proverbe ! Je garde pour toujours cette phrase en mémoire et j’ai trouvé un bon copain en la personne d’Usman avec qui j’organise depuis quelques années des expéditions « grande traversée de Bornéo » mais avec porteurs, pirogues, cuistot et camps aménagés.

Les Dayaks aux longues oreilles sont de sacrés personnages, croyez-moi, et s’il vous intéresse de les découvrir, soyez aguerris aux efforts et ouvrez vos yeux devant cette nature vierge, exubérante, qu’il faut protéger coûte que coûte.

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