Il y a une conséquence de la montée en puissance de l’islam ces derniers temps qui n’est pas du tout évoquée en Indonésie, où l’on déteste en général nommer clairement les problèmes, c’est le retour en force du sentiment anti-chinois. Orchestré par la campagne anti-Ahok – l’ancien gouverneur de Jakarta poussé en prison par les conservateurs pour blasphème envers l’islam – ce sentiment de haine ordinaire contre une communauté estimée à environ 3 millions de citoyens, a repris des forces mais personne n’en parle publiquement. La presse étrangère, qui n’est bien sûr pas soumise aux tabous ni au formatage de l’inconscient collectif indonésien, n’a par contre pas hésité à aborder le sujet dans de nombreuses analyses publiées ces derniers mois. Et il apparait que le traumatisme qui a suivi l’incarcération du gouverneur chrétien d’origine chinoise de la capitale est bien réel dans la communauté.
Le Financial Times a abordé ce thème récemment dans une série de témoignages de citoyens d’origine chinoise dont l’état d’esprit peut se résumer par ce constat dressé par une d’entre eux : « Certains Sino-Indonésiens estiment que ce n’est plus leur pays… Beaucoup de gens nous accueillent encore mais ceux qui nous haïssent se font entendre plus fort. » Ce racisme ordinaire très ancré dans la culture malaise est également une constante de l’Indonésie. Les pogroms anti-chinois ont éclaté à intervalles réguliers dans l’histoire tourmentée du pays et ont été systématiquement instrumentalisés par les forces politiques, au premier rang desquelles on trouve toujours les partis musulmans. Les massacres anti-communistes de 1965-66 ont également permis aux pribumi (autochtones) de régler leurs comptes avec cette population tant haïe depuis la colonisation hollandaise.
Les colons hollandais ont fait venir beaucoup de Chinois
Pendant les 32 années de son régime, qui avait pourtant éloigné les musulmans jugés trop radicaux, le dictateur Suharto avait aussi posé un couvercle sur la visibilité des Sino-Indonésiens, leur interdisant leur religion, leurs noms, leur langue et leurs journaux et les bannissant de tout emploi dans la fonction publique. Tout en appuyant sa gouvernance sur leur puissance financière. La fin des années Suharto en 1998 a aussi été l’occasion d’un bain de sang chinois, sans parler des viols qui ont été légion, et dont les coupables, comme toujours ici, sont restés impunis. L’Indonésie déteste l’Histoire et n’apprend donc rien de ses erreurs passées. Pourtant, c’est dans l’Histoire de la colonisation du pays par les Hollandais qu’on découvre les racines de ce mal. Ce sont les Hollandais qui ont fait venir des Chinois de Macao, à la fois pour peupler et développer Batavia, mais aussi pour que ceux-ci servent d’intermédiaires (middle men) dans leurs rapports avec les autochtones.
Cette vision du Chinois dans le rôle du contremaitre au service du colon, ainsi que la prospérité indéniable de la communauté, a déclenché bien des rancœurs et des jalousies parmi tous les peuples de l’Archipel. Aujourd’hui, presque 20 ans après les viols des femmes de la communauté chinoise perpétrés à Jakarta lors de la chute de Suharto, l’une d’entre elle, Siska, témoigne dans Vice-Magazine : « Parce que je suis Chinoise, où que j’aille, j’ai toujours le sentiment d’être suivie. J’ai le sentiment que je pourrais être attaquée à n’importe quel moment. » Malheureusement, il n’y a pas que pendant les secousses de l’Histoire que le sentiment anti-Chinois s’exprime. L’affaire Ahok semble avoir libéré la parole raciste, et ce dans les sphères même du pouvoir. Ainsi, le chef des armées, le général Gatot Nurmyanto, n’a pas hésité à dire au sujet d’une intox faisant état de la présence de 10 millions de travailleurs chinois illégaux dans le pays, qu’il avait une solution pour arrêter ces « Chinois affamés » : les rejeter à la mer pour les faire dévorer par les requins.
Si de nombreux milliardaires indonésiens sont d’origine chinoise et sont par conséquent influents dans des secteurs clés de l’économie nationale, tous ne roulent pas forcément sur l’or et la plupart d’entre eux sont souvent des petits commerçants. Depuis l’éviction d’Ahok, contre laquelle le président Joko Widodo, son plus fidèle allié politique, n’a rien pu faire, les forces politiques musulmanes épaulées par les nostalgiques des années Suharto qu’incarne le général Prabowo, n’ont cessé de monter le ton dans leurs critiques de la communauté chinoise. Ils affirment aujourd’hui que l’accroissement des inégalités et de l’écart entre riches et pauvres dans le pays est le seul fait des magnats chinois. Bachtiar Nasir, du Conseil des Oulémas indonésiens, a déclaré récemment qu’après l’incarcération d’Ahok, « la prochaine cible était désormais la richesse des Chinois. »
Afin de calmer le jeu, des consultations sont quand même entreprises. Suryo Bambang Sulisto, un homme d’affaires qui est aussi conseiller de l’Association des Entrepreneurs indonésiens indigènes (sic) préconise le remède suivant au gouvernement : des mesures pour accroitre les revenus des autochtones pauvres, comme la Malaisie le fait depuis longtemps, citant comme une solution ce qu’il considère être une « discrimination positive qui existe même aux Etats-Unis ». Lors de son discours à la nation, qui a lieu traditionnellement au parlement la veille de la fête de l’Indépendance du 17 août, le président Jokowi a appelé ses concitoyens à veiller à la redistribution des richesses et à contenir les extrémismes. Il a aussi promu la diversité culturelle du pays en invitant tous les officiels présents lors des cérémonies de commémoration de l’Indépendance à se vêtir d’un costume traditionnel d’une autre ethnie que la leur.
L’énigme politique que représente Hary Tanoesoedibjo
Enfin, pour faire le tour du sujet, il faut aussi évoquer cette énigme politique que représente Hary Tanoesoedibjo, le magnat de la presse et de la télévision aux ambitions présidentielles, qui est par ailleurs l’associé de Donald Trump dans des projets immobiliers en Indonésie. Chinois et chrétien comme Ahok, il s’est jusqu’à présent affiché dans le camp opposé, notamment en soutien sans faille de Prabowo. L’orientation très musulmane de sa chaîne d’info Inews surprend. Tous les opposants à Ahok y ont trouvé une tribune ouverte pour y relayer au quotidien leurs attaques contre lui. Des rumeurs ont même circulé sur sa nécessaire conversion à l’islam afin de satisfaire ses ambitions politiques. Il est indéniable que sa position sur l’échiquier politique indonésien est troublante. Les forces anti-Ahok ne pouvaient se voir accuser ni de racisme, ni d’intolérance religieuse puisque Hary Tanoesoedibjo était à leur côté. Impossible dès lors de leur faire un procès d’intention anti-kafir ou anti-Chinois.
Curieusement, depuis qu’Ahok a été écarté, Hary Tanoesoedibjo a vu depuis sa bonne fortune politique péricliter quelque peu. Il vient d’être rattrapé par une procédure judiciaire, entamée en janvier 2016 et qui était restée lettre morte. En effet, un juge affirme avoir été menacé par sms par le patron de presse dans le cadre d’une enquête pour corruption liée à une de ses anciennes sociétés. Difficile en lisant les mots employés dans le texto et qui ont été rendus public de les considérer comme une menace. Pourtant, soudainement, un an et demi plus tard, la plainte du magistrat visé par le magnat chinois est devenue recevable et la procédure pourtant en panne a été relancée. Hary Tanoesoedibjo vient d’être mis en examen avec interdiction de sortie du territoire.
Difficile dès lors de ne pas imaginer un scénario machiavélique comme seul l’univers politique indonésien sait en produire. En effet, les deux seuls politiciens indonésiens d’origine chinoise, chrétiens et possédant des ambitions au plus haut niveau de la nation, bien que dans des camps opposés, viennent de se voir écartés de la scène politique en seulement quelques mois. L’un étant utilisé contre l’autre dans une manipulation soigneusement orchestrée mais jamais démontrable. Au pays du théâtre d’ombres, pour perpétrer un cliché sur l’Indonésie, rien n’est impossible quand il s’agit d’avancer masqué et il reste à savoir si ces deux personnalités sino-indonésiennes vont pouvoir se relever de ce K.O technique. L’avenir le dira. Alors, en conclusion, nous laisserons un des témoins de l’enquête du Financial Times s’exprimer sur sa condition : « Certains d’entre nous estiment que l’Indonésie n’est plus notre pays car nous sommes ici tout simplement à la merci de n’importe qui… »