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JEAN COUTEAU : NYEPI EST AUJOURD’HUI UNE CONSTRUCTION ACTUALISEE…

En ce mois de mars qui annonce la nouvelle année balinaise du calendrier saka pour le mardi 28 (Nyepi), et par conséquent la parade des ogoh-ogoh (Ngerupuk) la veille, c’est avec grand plaisir que nous devisons avec notre ami et contributeur occasionnel, l’ethno-sociologue Jean Couteau, sur ce rituel si balinais et son évolution à travers le temps. Autour d’un verre au café Batu Jimbar de Sanur, il passe en revue les aspects quelquefois inattendus de ce jour du silence. Jean Couteau est en ce moment occupé à la préparation de deux livres, un recueil de ses chroniques en anglais du magazine Bali Now et un autre de celles en indonésien publiées dans Kompas. Notons également qu’il prépare une expo sur le peintre Lempad cette année ainsi qu’une autre avec les peintures indonésiennes de sa mère, l’artiste Geneviève Couteau, pour 2018…

Nyepi-JEAN-COUTEAU

La Gazette de Bali : Nyepi, qu’est-ce que c’est dans la tradition hindoue-balinaise ?
Jean Couteau : Alors que les Occidentaux démarrent leur nouvelle année dans le bruit et la fureur de la Saint-Sylvestre, les Balinais eux commencent la leur par un jour de silence : Nyepi. Ce jour spécial débute le matin qui suit la lune noire de l’équinoxe de printemps pour nous et ouvre une nouvelle année du calendrier hindou Saka.

LGdB : Quelles sont les règles à observer ?
J C : Si vous connaissez en tant soit peu Bali, vous savez que c’est un jour où il faut rester tranquille chez soi. Vous n’avez pas le droit de sortir de chez vous, de voir des amis, de cuisiner, d’allumer la lumière, même de regarder la télé ou d’écouter de la musique. Et vous n’avez pas le droit non plus de faire l’amour. L’île se retrouve coupée du monde, les ports et l’aéroport sont fermés. C’est un rite de purification avant de commencer une nouvelle année.

LGdB : La pratique religieuse ici est constamment marquée par la purification, pourquoi ?
J C : Dans l’hindouisme, tout ce sur quoi on n’a pas de maitrise, c’est du désordre. Alors, on instaure des rites pour rétablir l’ordre, l’équilibre… Nyepi est bien sûr un événement religieux. Bali est une communauté hindoue qui croit au principe karmapala selon lequel la dynamique de l’existence ainsi que le destin individuel des êtres sont mis en marche par des « actions ». L’homme est pris dans un cycle de réincarnations, chacune d’entre elles étant déterminée par la qualité de ses « actions » (karma) dans son existence précédente. Nyepi est la répétition symbolique de ces principes philosophiques. Et au début de la nouvelle année, le monde est « propre »… Les jours qui ont précédé, les villageois ont porté des représentations de leurs dieux vers la mer ou les rivières pour les baigner avant de les replacer dans leurs temples. Et la veille de Nyepi, tous les Balinais convergent vers une vaste séance d’exorcisme collectif aux carrefours de leurs habitations, l’endroit où les démons se réunissent, avec des effigies de monstres qu’ils vont ensuite brûler : c’est le fameux défilé des ogoh-ogoh dont les touristes sont friands.

LGdB : Il parait qu’avant, il y a avait plusieurs Nyepi sur l’île et pas nécessairement le même jour, est-ce vrai ?
J C : Oui, absolument, en matière religieuse, le lieu détermine la manière. Il faut rappeler également qu’avant la colonisation hollandaise de Bali, l’île était divisée en plusieurs royaumes souvent ennemis. Il n’y avait pas d’unicité du rite comme aujourd’hui.

LGdB : Et vous, puisque vous connaissez Bali depuis le début des années 70, comment vous souvenez-vous de ce jour du silence ?
J C : Il faut savoir que Nyepi aujourd’hui est une construction actualisée, voire une tradition « inventée », et que c’était avant un jour du silence relatif. Je me souviens que les voitures, certes moins nombreuses qu’aujourd’hui, circulaient et qu’on profitait de cette journée pour voir des amis. On pouvait donc sortir dans la rue et discuter avec ses voisins. Il n’y avait pas encore de pecalang, cette milice de la religion et de la coutume, pour veiller au grain. Avant, il n’y avait pas de discours autour de Nyepi. Les prêtres n’avaient pas encore mis la main sur les lontar qui justifient le fondamentalisme d’aujourd’hui. C’était plus intérieur, la pratique spirituelle n’était pas très importante. Le jour de Saraswati par exemple, revêtait une importance bien supérieure.

LGdB : Le défilé des ogoh ogogh est-il une invention récente ?
J C : Cela date des années 60. A l’époque, il y a eu les premières représentations de démons, mais bien moins spectaculaires qu’aujourd’hui. Certes, on distribuait des offrandes pour se purifier des forces du bas mais c’est à partir des années 80 que c’est devenu une sorte de carnaval comme on le connait désormais. Je suis sûr que cette année, on va voir Trump en ogoh-ogoh ! Il faut savoir que la fabrication de ces figures qui est réalisée par les jeunes des banjar est un remarquable espace de créativité. C’est un ciment aussi, car avec l’urbanisation, le contrôle social des jeunes se dissout peu à peu.

LGdB : Pourquoi et comment Nyepi s’est-il durci ?
J C : Cela a commencé dans les années 80 et il s’agit là d’une expression identitaire, d’un nationalisme balinais. Et d’une reprise en mains par le clergé hindou. Des explications ont commencé à voir le jour dans la presse. La notion de faire silence (-nyepi) a été décortiquée, et pas en balinais moderne mais en balinais ancien (kawi), une langue utilisée deux à trois cents ans plus tôt, pour spécifier qu’il ne fallait pas faire de feu (amati geni), pas travailler (amati pekaryan), pas se déplacer (amati lelungaan), pas se réjouir (amati lelangon). Les explications étaient donc enracinées et justifiées par l’Histoire. Exactement comme certains musulmans aujourd’hui essayent de vivre en accord avec le texte sacré écrit il y a quatorze siècles, les Balinais ont reconstruit leurs rites en fonction de textes formulés dans une langue morte mais… sacrée !

LGdB : S’agit-il d’un fondamentalisme ?
J C : Bien sûr… On est passé du spirituel au social, puis au politique. Tout cela en brandissant les amati-amati retrouvés dans de vieux lontar. Ce phénomène est bien évidemment identitaire car les Balinais ont peu à peu perdu le contrôle sur leur espace. Espace physique mais aussi économique. C’est une tendance générale, nous sommes dans une « littéralisation » de la tradition. En faisant appel à des vieux textes dans une langue disparue, la vérité sort, elle en est extraite. Avant, c’était le sage, l’ancien, le prêtre, qui avait ce rôle de guide de la coutume et de la pratique religieuse, aujourd’hui, il faut trouver le texte qui devient le référent indiscuté. Ce fondamentalisme n’est toutefois pas structuré comme tel car il n’est pas conscient. Il faut noter que certains font même désormais appel à des textes en sanskrit et non pas en kawi. La référence est donc de plus en plus ancienne et lointaine…

LGdB : Mais il y a aussi une autre dimension à Nyepi, moderne et globalisante, non ?
J C : C’est indiscutable. Et très balinais. Les Balinais de par leur religion se perçoivent comme au centre du monde. Ils se pensent universels. Dans le langage international et politiquement correct, Nyepi est donc un formidable outil de communication sur le registre de l’environnement. Cette journée sans activité, sans émission carbone, serait bonne pour la planète toute entière. Avec Nyepi, Bali touche le monde, ou « goes international » comme on aime à dire ici. On retrouve donc ici Bali avec sa mission pour le monde, une rhétorique familière aujourd’hui dont on retrouve des exemples tous les ans dans la presse écrite et télévisée. Pour vous donner une idée, n’oublions pas qu’après la bombe, Bali a fait une cérémonie de purification, non pas du site de l’attentat, non pas de l’île, mais du monde ! Les prêtres de Bali ont purifié la planète entière !

LGdB : Pour conclure, comment voyez-vous l’évolution de Nyepi dans les années à venir ?
J C : Cela va continuer de se durcir, de se réglementer. Un peu comme l’islam dans les îles voisines. C’est la tendance actuelle. Par exemple, les exceptions pour les médecins, ou certaines professions qui ne peuvent complètement s’arrêter de fonctionner vont être scrupuleusement déterminées. Nous allons vers un contrôle accru du clergé sur les activités de la population pour des raisons politiques et identitaires. Bali n’échappent pas à cette règle dans le climat de tensions interreligieuses actuelles dans le pays. A Bali, on est très inquiet de la montée de l’islamisme dans l’Archipel. Pourtant, historiquement, les Balinais n’ont jamais eu de problème avec les musulmans sur leur propre sol ou dans leur relation avec l’île voisine de Java. Il faut dire que dans le syncrétisme javanais, qui alliait islam et traditions séculaires, personne n’a jamais désigné l’hindou de Bali comme un infidèle. Ce n’est plus le cas aujourd’hui avec la montée en puissance des mouvements radicaux comme le Front des défenseurs de l’islam.

Entretien par Eric Buvelot

Nyepi-$KOMANGKomang Eny
« Même nous les Balinais, on n’a plus de temps pour rien, on a été gagné par le rythme frénétique de la vie moderne. Alors quand arrive Nyepi, je rentre au village du côté de Singaraja, on se réjouit de pouvoir enfin se reposer en famille, une journée entière à discuter, sans télé, sans ordinateur, on oublierait presque même notre téléphone portable, enfin pas totalement quand même ! Quand j’étais enfant, on regardait la télé à Nyepi, à présent c’est interdit et les chaînes n’émettent plus. Ce jour-là, je me lève tôt pour aider ma mère à préparer à manger avant le lever du soleil parce qu’ensuite, on n’allumera plus ni l’électricité ni le gaz, à peine une bougie le soir pour aller aux toilettes et diner. On n’est pas très religieux dans ma famille mais on accorde beaucoup d’importance à cette journée. Contrairement à Galungan où on sort de chez nous pour aller prier avec le banjar, contrairement au Nouvel An international où on cherche à s’étourdir avec les fêtes et des boissons, Nyepi est une fête du recueillement, unique et nous avons beaucoup de chance d’être à Bali pour la vivre ! »

CS-AGUSAgus Yudiarta.
« Pour moi qui suis balinais, Nyepi représente la famille, et c’est sacré, une fête que nous partageons avec ma petite famille pendant 24h. Pour moi, Nyepi en famille commence la veille au soir pendant la fête de Ngerupuk, une fête balinaise dédiée aux bhuta kala-bhuta kali (les démons) pour les apaiser. Quand j’étais plus jeune, je la faisais avec mes amis du village en buvant de l’arak (alcool de palme) ou du tuak (de la sève de palme) en rigolant dans une bonne ambiance. Maintenant, c’est en famille que ça se passe. Le soir de Ngerupuk, nous nous rendons sur la grande place de Denpasar pour regarder la parade des ogoh-ogoh. Les enfants adorent cette parade bien que mon aînée ait souvent peur de ces ogoh-ogoh. Ensuite, nous dinons ensemble dans un warung à proximité de la grande place. Puis, nous continuons à regarder le défilé ou faire un pique-nique sur la pelouse de la grande place.
Le lendemain, c’est Nyepi. Nous nous réveillons vers 7h. Je demande d’abord à ma famille de ne pas sortir de la maison et de rester discrets pour respecter notre fête religieuse. Après avoir pris une douche, nous commençons la journée par une prière dans le temple familial qui se trouve dans la cour de la maison. Ensuite, ma femme fait la cuisine pour toute la journée pendant que je m’occupe de nos deux filles qui ont 6 et 3 ans. Apres avoir mangé, nous accompagnons les enfants dans leur activités tout en restant discrets. Comme elles ne peuvent pas sortir de la maison ou regarder la télé, elles font souvent des caprices. Bref, tout va bien et elles font leur sieste. Nous aussi. Avant 18h, on dîne car le soir nous ne pouvons pas allumer la lumière. Ensuite, on fait la prière de nouveau dans le temple familial. Vers 19h30, on essaye de coucher les enfants. Il fait nuit partout et c’est très calme. A Bali, la nature se repose pendant 24h après avoir absorbé toute la pollution que l’homme a causée pendant les jours précédents. Ça fait du bien. Ensuite, nous rejoignons les enfants au lit. Le lendemain, la routine reprend le dessus. »

NyepiRETNORetno Savitri
« Les premières années où je vivais ici, on aimait s’échapper en famille lors de Nyepi. Et depuis 14 ans, on reste à la maison et on profite de cette journée unique au monde. Ça me fait beaucoup penser à « Earth Hour » (Heure de la Terre, organisée le dernier samedi du mois de mars par la WWF), mais c’est plutôt un « Earth Day » où on n’achète rien, on utilise très peu d’énergie, une vraie belle journée pour la Terre. D’ailleurs, au début, je me ruais un peu comme tout le monde au supermarché et avec le temps, je ne fais même plus de courses la veille et je prépare de moins en moins de choses, tout se passe naturellement. Dans la journée, on profite du calme exceptionnel et le soir, c’est le grand spectacle du ciel étoilé, on note vraiment une énorme différence par rapport à d’habitude et le spectacle est grandiose grâce à la réduction de la pollution lumineuse, ce dont ne se rendront pas compte ceux qui s’enferment dans les grands hôtels ! Ma fille vit à présent à Jakarta et Nyepi lui manque beaucoup. Nous avons beaucoup de chance de vivre à Bali pour faire l’expérience de cette très belle journée, unique au monde. »

Nyepi---EVIEvi Puspasari
« Je suis arrivée à Bali en 1997, en provenance de Kalimantan. Enfant, j’étais excitée par la parade des ogoh ogoh à laquelle j’assistais depuis ma fenêtre sur la Jalan Raya Sesetan. Je les trouvais énormes, j’ai l’impression qu’ils ont réduit de taille à présent et surtout ce qui me frappe, c’est qu’il n’y a plus seulement des démons traditionnels mais les Balinais ont incorporé toutes sortes de personnages et d’inspirations en provenance du monde occidental. C’était une journée un peu particulière pour la nourriture, une bonne occasion de ne manger que des snacks et de la junk food et de regarder la télé sans culpabilité. On prenait toujours soin de calfeutrer complètement une pièce pour pouvoir allumer la lumière dedans et y dîner. Depuis quelques années, on profite de Nyepi pour faire une réunion de famille loin de Denpasar, on loue une maison du côté de Singaraja. Les gars jouent dans leur coin tandis que les femmes papotent. Le grand moment de la journée, c’est de sortir la nuit pour regarder les millions d’étoiles. A présent, peut-être qu’en vieillissant, je goûte encore plus le silence, j’ai passé Nyepi seule l’an dernier, et j’ai ressenti comme jamais le silence, plus aucune vibration, ni moto. »

Nyepi-MAYAMaya Michelle
« Je m’apprête à vivre mon 4ème Nyepi. Le premier, je l’attendais avec impatience. Je vivais à l’époque dans une famille balinaise à Ubud. Mais était-ce l’effet de la fatigue accumulée, ou bien trop d’attente à l’égard de cet événement, je me suis réveillée le lendemain de Nyepi après avoir dormi plus de 30 heures d’affilée. J’ai demandé à mes Balinais pourquoi ils ne m’avaient pas sortie de mon sommeil pour profiter de Nyepi, ils m’ont répondu que j’en avais profité en dormant ! En tous cas, j’étais en pleine forme le lendemain de ce premier Nyepi, totalement guérie. J’ai remarqué que les animaux et les oiseaux se comportent différemment le jour de Nyepi, est-ce le fait qu’il n’y a ni bruit ni vibration ? J’en suis même arrivée à débrancher mon frigo pour ne pas déranger l’harmonie et le silence de ce jour sacré. Comme tous les amoureux de Nyepi, j’attends toujours l’arrivée de la nuit pour voir le ciel s’illuminer de ses millions de diamants. Cette année, pour en profiter encore plus, je vais essayer de dormir sur le toit de mon parking. »

Nyepi-BINITABinita Dey
« La première fois, je suis arrivée à Bali la veille de Nyepi, dans un hôtel, et je n’avais aucune idée de ce en quoi ça consistait mais je m’y suis pliée bien volontiers. Le maître-mot de cet événement, c’est connexion et déconnection. On éteint l’électricité, on éteint son portable, ça nous met sur la voie mais la déconnection doit être surtout interne pour pouvoir mieux se reconnecter avec notre essence et on en a plus besoin que jamais à un moment de notre civilisation où le téléphone portable nous éloigne toujours plus de nous-même. J’ai suivi des retraites de méditation Vipassana et c’est un exercice qui prépare très bien à cette journée. Dans un monde idéal, ça serait formidable qu’on ait Nyepi une fois par mois. Je suis vraiment reconnaissante à Bali de nous mettre sur cette voie, pour moi, c’est même le message le plus important que Bali délivre au monde. »

Propos recueillis par Socrate Georgiades

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