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Il y a 50 ans, en pleine Guerre Froide, l’Indonésie passait à l’Ouest

L’Indonésie moderne, celle que nous connaissons depuis l’Orde Baru de Suharto puis la Reformasi qui lui a succédé, est une société basée sur un mensonge fondateur. Celui du pseudo coup d’Etat communiste du 30 septembre 1965, un événement qui a ouvert la voie du pouvoir au dictateur Suharto, avec l’appui de la CIA, et qui a provoqué le génocide le plus oublié du XXème siècle, les massacres organisés de 500 000 à 1 000 000 de communistes ou sympathisants présumés pendant les années 1965-66. Aujourd’hui, 17 ans après la fin du règne de Suharto, rien n’a été fait dans la société indonésienne pour percer cet abcès qui gangrène toujours la vie sociale, culturelle et politique du pays

La démocratie indonésienne reçoit beaucoup de compliments, pour certaines raisons que nous évoquons régulièrement dans ces pages. La plus importante étant que l’Indonésie a valeur de symbole d’un pays musulman, démocratique et tolérant. Le pays a donc fait des progrès de géant sur le chemin de la démocratie depuis 17 ans. Il persiste toutefois une importante zone d’ombre à ce tableau idyllique : celle des atteintes aux Droits de l’Homme passées qui n’ont jamais été résolues, ni même seulement présentées dans le débat public afin de pouvoir en tourner la page. On peut toujours arguer, et certains ne s’en privent pas, que la psyché javanaise qui gouverne l’Archipel ne se prête pas aux règlements de comptes du passé car personne ne doit jamais perdre la face, ou encore, cliché ultime, que la vie politique indonésienne est comme le théâtre d’ombres du wayang et qu’on ne sait jamais vraiment la vérité. Certes, on peut dire cela, les élites politique, religieuse et culturelle du pays ne s’en privent pas, elles sont toujours les premières à entretenir ce trait culturel ou à rappeler les grands principes d’humilité et d’effacement que tout Indonésien se doit de posséder. Cela permet surtout à la classe dirigeante d’obtenir la docilité de la population et de maintenir son pouvoir aux accents féodaux jusque dans cette démocratie naissante. Car ce sont quasiment les mêmes réseaux, les mêmes familles, – devrait-on dire dynasties ? – qui sont au pouvoir aujourd’hui que pendant l’ère suhartienne. On peut même remonter jusqu’à la colonisation. Sukarno ne s’est jamais caché d’avoir employé pendant les jeunes années de la république l’encadrement qui collaborait précédemment avec les Hollandais afin de pouvoir maintenir une continuité administrative sur cet archipel gigantesque.

Ces dernières années, l’attention internationale qu’ont provoquée les deux films du réalisateur américain Joshua Oppenheimer, « The Act of Killing » et « The Look of Silence » ont forcément résonné ici avec force. Beaucoup d’espoir de la part des partisans de la vérité, regroupés dans les associations des Droits de l’Homme du pays, a été placé dans l’impact que pourrait avoir ces deux docus. Certes, ils ne sont pas les premiers sur le sujet, mais grâce à leur force – ces deux films sont réellement exceptionnels – ils ont effectivement secoué l’agora locale comme jamais auparavant. Et ce malgré les tentatives illusoires de censure qu’ils ont subies. Mais, en même temps, on peut aussi affirmer qu’ils n’ont en fin de compte qu’à peine remué le poids du silence qui pèse sur ces événements et qui constitue le véritable poison hérité du passé de cette Indonésie moderne. Voilà exactement 50 ans ce mois-ci que l’élite du pays répand un écran de fumée sur un des génocides les plus effrayants du XXème et le coup de force qui l’a déclenché.

Le réalisme soviétique dans les rues de Jakarta

Il y a avant tout dans cette affaire une question de vocabulaire inapproprié. Dans l’optique de la Guerre froide que se livrent les deux blocs dans les pays fraichement décolonisés, l’association des mots « coup d’Etat » et « communiste » semble pour le moins singulière. Il y a un problème de terminologie. A l’époque, les communistes fomentent des révolutions, les réactionnaires des coups d’Etat. Les deux techniques ne se mélangent pas dans la dialectique qu’utilise la géopolitique des années 60. Les services de renseignement d’alors le savent bien, il y a les techniques d’insurrection et de contre-insurrection, même si la frontière entre les deux est quelquefois floue à cause des manipulations de ces mêmes services secrets. En 1965, l’Indonésie est assez mal en point et les rêves des premières années du pays sous l’impulsion du proclamateur Sukarno ont du plomb dans l’aile. Le pays est divisé, les gouvernements successifs inefficaces et l’économie au plus bas. Reste que l’Archipel est toujours à cette époque le pays phare du Non-alignement et que toutes les composantes politiques connues ont droit de cité sur l’échiquier. Le parti communiste indonésien (PKI) est tout à fait légal et très puissant. C’est le 3ème au monde en nombre d’adhérents après la Chine et l’URSS.

N’avez-vous jamais réalisé que certains monuments de Jakarta avaient des airs soviétiques ? Le stade Gelora Bung Karno par exemple, copié sur le stade Luzhniki de Moscou et financé en partie par le Kremlin, comme le rappelle l’historien Rahul Goswani. Tout comme le Monument de la Jeunesse (Patung Pemuda) inspiré du mouvement des jeunes pionniers soviétiques (Komsomol). La statue du héros (Tugu Tani) ? Commandée directement par Sukarno au sculpteur russe Matvey Manizer. Il est étonnant de savoir qu’aujourd’hui, dans ce pays si férocement anti-communiste, alors que la doctrine est interdite par la loi, bon nombre de bâtiments et statues de la capitale rendent hommage au réalisme soviétique. Bref, en ce début des années soixante, le PKI est tout puissant et certains redoutent qu’il arrive au pouvoir par les urnes. Mais en aucun cas, par un coup d’Etat. La politique américaine dans les pays décolonisés de cette époque est marquée par la crainte de « la théorie des dominos ». Un pays tombe dans l’escarcelle communiste et tous les autres vont suivre…

Sur place, l’état-major de l’armée indonésienne est divisé en deux camps qui sont séparés fondamentalement par le soutien qu’ils souhaitent encore apporter au Proclamateur et ses errances politiques, alors que le pays est au bord du gouffre et que son leader se rapproche de plus en plus du PKI. Officiellement, il n’en est rien. Il n’est également pas plus question de se positionner par rapport au parti communiste. Tel que cela est affirmé le jour même, ce fameux coup d’Etat, baptisé « Mouvement du 30 septembre », vise à éliminer une faction de généraux qui fomente un coup d’Etat contre le président Sukarno avec l’aide de la CIA avant le 5 octobre, jour de parade des forces armées dans la capitale. Les putschistes, par la voix du colonel Untung diffusée sur la radio nationale, se posent donc en protecteur de Sukarno et le déclarent sous leur garde. Pourtant, cinq des six généraux visés sont paradoxalement tous des proches du Proclamateur. Aucun de ses opposants connus au sein de l’armée, à part le général Nasution qui, visé en réchappe, n’est parmi les victimes. Toutefois, il faut noter que ce dernier, qui fut pendant longtemps un homme de la CIA est tombé en disgrâce et a fini par être labellisé « peu fiable » par les Américains. Il est aussi un ennemi personnel de Suharto après avoir lancé une enquête sur lui pour corruption en 1959.

Les Etats-Unis financent l’insurrection et la contre-insurrection

En 1965, cela fait déjà une douzaine d’années que Sukarno est une épine dans le pied de la politique des Etats-Unis dans cette région du monde. Les richesses de l’Archipel, et pas seulement la guerre d’influence avec Moscou, pèsent aussi lourd dans la balance. Comme l’explique l’historien Paul Labarique, Washington appelle dès 1953 à « une action appropriée, en collaboration avec d’autres pays amis, afin d’empêcher un contrôle permanent des communistes » dans le pays. Le Royaume-Uni jouera un rôle très actif auprès de la CIA dans la déstabilisation de l’Indonésie. Les Etats-Unis soutiennent à la fois des guérillas sécessionnistes et des cadres de l’armée. A la fin des années 50, ils arment des indépendantistes de Célèbes et de Sumatra. Cette stratégie de tension fonctionne rapidement et mettent les militaires indonésiens sur le devant de la scène politique. Ces derniers, comme le général Nasution, dont le soutien à Sukarno faiblit de jour en jour à cause des sympathies communistes de ce dernier, bénéficient des largesses américaines. Celui-ci sera d’ailleurs dans les premiers à appeler à l’éradication du PKI après le « Mouvement du 30 septembre » dont il réchappe in extremis. Autre personnage central de la stratégie américaine, le général Suwarto, qui a suivi une formation aux Etats-Unis. Dès 1962, l’administration Kennedy aide l’armée indonésienne à développer un réseau d’action civique et politique dans les villages qui permettra par la suite de créer des milices qui seront très actives pendant l’épuration anti-communiste et dont l’héritage est encore perceptible aujourd’hui. Le colonel Suharto est un proche de Suwarto depuis 1959. Bien qu’il ne soit jamais allé aux Etats-Unis, il est un fervent supporteur de la contre-insurrection qui devient petit à petit la pensée dominante au sein de l’armée. Au profil plus effacé, il représente un allié discret et fiable pour Washington.

Cette influence des Etats-Unis dans l’armée ne se traduit pas de façon aussi évidente dans l’Etat-major où elle rencontre encore quelques résistances, notamment de la part de son chef, le général Yani, et de son groupe de fidèles, qui apportent tous un soutien solide à Sukarno malgré ses sympathies communistes. C’est donc cette faction qui va être visée par le vrai-faux putsch du 30 septembre. Dès le lendemain, Suharto entre en scène. Il déclare publiquement sans apporter aucune preuve que les communistes sont en fait derrière le coup, ainsi que des éléments de l’armée de l’air, tout en réaffirmant son soutien à Sukarno. Les assassinats ont donc probablement été menés par les soldats mêmes que le colonel Untung accusait de vouloir fomenter un coup d’Etat avec le soutien de la CIA. Et qui sont dans leur majorité sous le commandement de Suharto, membres de la fameuse division de Java Centre, dont des éléments se retrouvent impliqués à la fois dans le coup et le contre coup…

Au sujet d’Untung, qui passe donc pour le leader ignorant d’un coup de force à la cible erronée, qui sera jugé puis exécuté dans l’année, l’ancien diplomate canadien Peter Dale Scott, spécialiste du dossier, estime que « son discours et avant tout ses actions n’étaient pas simplement ineptes, elles étaient soigneusement orchestrées pour préparer une réaction de Suharto également fallacieuse. » Les seuls généraux assassinés sont en fait ceux qui pouvaient s’opposer à la prise du pouvoir par Suharto, les baraquements de ces soldats et autres bâtiments stratégiques sous son autorité sont les seuls qui n’ont pas été neutralisés par les membres du « Mouvement du 30 septembre ». L’annonce à la radio par les putschistes d’un transfert du pouvoir à un « Conseil révolutionnaire » inexistant lui permet également de se poser en défenseur de Sukarno alors que dans les faits, ce dernier a perdu tous ses soutiens à l’Etat-major et se retrouve dans ses griffes.

Faux soutien tardif des communistes au « Mouvement du 30 septembre »

Les Etats-Unis eux mettent la main sur les richesses du pays. Freeport Sulphur, qui avait déjà signé un contrat préliminaire (?!) en avril de la même année, obtient la fameuse concession de la mine de cuivre et d’or de Papua. Le futur secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger aurait été un actif négociateur de ce deal avant l’heure. L’un des patrons de la mine, Robert A. Lovett, avait fait du lobbying les années précédentes pour que Washington soutiennent l’invasion de ce territoire par l’Indonésie. Le jour même du pseudo coup d’Etat communiste, la société Asamera, qui représente les intérêts américains, s’allie avec la compagnie nationale Pertamina pour l’exploitation du pétrole indonésien. Bob Hasan, ami fidèle de Suharto et un des hommes d’affaires les plus puissants du pays pendant l’Orde Baru, a démarré sa carrière en étant un intermédiaire pour le compte des Américains dans des ventes d’avions à l’armée indonésienne. A cette époque, Bob Hasan et Suharto avaient déjà mis sur pied deux sociétés de fret maritime qui ont servi à acheminer les fonds américains. Bob Hasan a reçu des financements la veille même du 30 septembre.

Puisque l’ennemi de la nation et de son président est désigné, la répression peut alors commencer. Curieusement, le putsch, qu’on attribue aux communistes, n’a reçu aucun soutien de la presse communiste lorsqu’il s’est produit. C’est seulement à partir du 2 octobre, qu’un éditorial de Harian Rakyat le fait officiellement alors que Suharto a déjà lancé son contre coup et accusé les communistes d’être à l’origine du « Mouvement du 30 septembre ». Pour Peter Dale Scott, l’éditorial du 2 octobre est une idée de la CIA. Alors qu e Suharto contrôle la capitale avec ses troupes et qu’il a interdit tous les journaux, paradoxalement, seuls le quotidien officiel communiste et un autre également situé à gauche paraissent. Les autres spécialistes du dossier mettent à jour depuis l’implication du MI6 britannique dans la construction de la stratégie d’intox autour du vrai-faux coup du 30 septembre. Ali Murtopo, qui deviendra par la suite le chef des services secrets de Suharto, est à cette époque en contact régulier avec les agents anglais basés à Singapour sous la direction de Norman Reddaway, spécialiste des techniques de propagande.

Un coup d’Etat communiste prématuré destiné à échouer

Il est aussi communément admis aujourd’hui que l’ambassadeur américain en Indonésie en 1965, Marshall Green, a approuvé, si ce n’est préparé, des listes de gens à exécuter. Ces massacres n’avaient rien de spontané. Ils ont été soigneusement organisé et ont bénéficié d’une importante logistique. La population a été conditionnée pendant des années au préalable par les milices et les organisations religieuses afin de se transformer en bourreau le moment venu. Le ministre pakistanais des Affaires étrangères de l’époque, Ali Bhutto, avait été informé dès 1964 par un de ses ambassadeurs en Europe « que les services de renseignements occidentaux vont organiser un coup d’Etat communiste prématuré destiné à échouer, offrant une opportunité légitime et bienvenue à l’armée pour écraser les communistes et faire de Sukarno un prisonnier à la merci de l’armée. »

Cette lecture cohérente des événements s’est construite avec le temps auprès des spécialistes. Mais il y a encore de nombreuses zones d’ombre que même la déclassification progressive de documents secrets américains et britanniques n’a pas encore totalement éclairées. Pour la méthode, difficile de ne pas faire la comparaison avec l’incendie du Reichstag que les Nazis avaient imputé aux communistes. Ici, la propagande officielle des années Suharto a lavé le cerveau des citoyens indonésiens une génération après l’autre, dans les manuels scolaires, à la télévision, où le film officiel sur le « Gestapu » était diffusé tous les ans le 30 septembre, dans les organisations communautaires, auprès des clergés… Tout cela dans l’oubli orchestré des massacres, la diabolisation des victimes, la stigmatisation des emprisonnés, des exilés, des déchus de leurs droits, et la célébration des bourreaux qui ont paradé en héros de la nation, dans l’impunité la plus totale, à des postes-clés de tous les échelons du pouvoir. Alors que la lecture historique des événements les plus noirs de l’Indonésie commence à prendre forme internationalement, il sera de toute façon difficile de faire la lumière sur ces événements dans l’Archipel. Ce pays si nationaliste, qui a donné naissance au Non-alignement, n’est pas encore prêt à admettre qu’il n’a été qu’un pion dans le jeu stratégique que se livraient les grandes puissances dans ces années 60 extrêmement tendues idéologiquement. En effet, il y a 50 ans, ce n’est pas l’Indonésie qui a choisi son destin en basculant à l’Ouest et en éradiquant le « mal communiste » mais une poignée de militaires opportunistes qui ont choisi pour elle avec l’aide de Washington et des services secrets occidentaux. Et ils en tirent encore les bénéfices aujourd’hui, eux ou leur descendance.

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