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ENQUETE D’UNE CANDIDE DANS UNE MAISON CLOSE DE SANUR

A l’occasion de ce numéro spécial sur les femmes, nous avons voulu aborder un sujet plutôt tabou dans la société indonésienne mais bien réel, la prostitution en maison close ou lokalisasi…

La prostitution à Bali n’est pas une chose nouvelle, elle est tolérée comme presque partout en Indonésie. Impossible bien sûr de rentrer en tant que journaliste dans ces endroits secrets mais j’ai suivi Arimbi, une Javanaise qui assiste bénévolement ces femmes depuis 10 ans et maintient avec elles un lien vers l’extérieur, elle m’a fait passer pour une étudiante en médecine australienne, cela m’a permis de les approcher.

Précision. Je ne suis ni une journaliste expérimentée, ni une enquêtrice hors pair, l’expérience a été aussi nouvelle pour moi qu’elle est inconnue pour la plupart des lecteurs. Je veux juste essayer de transmettre mon ressenti, l’expérience a été forte, mais sans porter de jugement. Ce que j’essaye de décrire, c’est la réalité, les témoignages des diverses parties prenantes dans ce microcosme aux visages multiples.

Bien que les bordels de Sanur soient très bien connus des locaux, ils restent invisibles à l’œil nu pour une personne lambda et d’ailleurs, je serais incapable de retrouver seule cette petite impasse située sur la By Pass Sanur qui mène à l’un des plus grands bordels de Bali. 600 filles. Oui, 600 filles réparties sur trois lieux, qui comprennent en tout 41 wisma, des maisons. Ce soir, nous visitons l’un de ces lieux, baptisé « Sands ».

Papotage autour d’une bière avec la mamasanbordel-1
Vous vous imaginez sans doute une grande maison avec une lumière tamisée et des filles se promenant en nuisettes, détrompez-vous ! Ca ressemble plus à un petit village de béton, à cheval sur des égouts, avec des recoins multiples et des cabanes à karaoké remplies de clients parfois bien éméchés. C’est très sombre, les seuls éclairages, ce sont les « neon boxes » d’une marque de préservatifs qui indiquent que « le préservatif est obligatoire ». Et puis on trouve aussi un warung. Et des filles assises sur les bancs, et des hommes qui déambulent. Il faut se faire une raison : nous ne sommes pas en position de force ici, les questions devront se poser discrètement sans soulever trop de suspicion. C’est même sans doute la première fois qu’on voit débarquer dans cet endroit une femme occidentale.

Papoter autour d’un bon verre de bière avec la « Mami » est plutôt… sympa. Cette femme se présente d’abord comme travaillant pour le département de la Santé, elle m’avouera un peu plus tard que c’est une ancienne prostituée et qu’elle est en fait la tenancière, elle habite d’ailleurs sur place. Elle décrit les prostituées de bordel comme des femmes indépendantes, maitrisant leur destin, libres de partir et bien sûr aussi riches que les businesswomen en Europe. Non, c’est vrai ? Ce job est parfait
finalement ? Tout le monde a plus de 25 ans, les filles sont suivies par un médecin notamment pour la prévention contre le VIH et les autres maladies sexuellement transmissibles. Aucune, mais vraiment aucune n’a le sida, affirme-t-elle…

En plus de tout cela, elles peuvent choisir p1270365leur formule. Coucher ou pas. Elles peuvent si elles le souhaitent ne faire que l’hôtesse, accompagner le client à une table et simplement le faire consommer. Bien sûr, je ne crois pas trop à tout ce baratin de la mamasan qui essaye de me faire croire que tout est rose à Sands. Peu après, elle me confie toutefois qu’une fille peut avoir jusqu’à 20 clients par jour, entre 11 heures du matin et 2h du matin. Et aussi qu’elles n’ont pas de jours de repos. Par contre, elles ont chacune leur domicile en dehors de la maison close et certaines ont des maris et des enfants. Ces femmes sont pour la plupart javanaises, en provenance de Jember, Il y en a de Lombok aussi. On trouve également d’anciennes pensionnaires de Dolly, le fameux quartier chaud de Surabaya qui a fermé ses portes en 2015 et qui était considéré comme le plus grand complexe de prostitution d’Asie.

150 000rp le quart d’heure
La clientèle de ces filles est très locale : des travailleurs des chantiers d’à côté, des petits jeunes en quête de leur première expérience et bien sûr ces pères de famille qui veulent échapper le temps d’une soirée à leur routine ménagère. Mami me propose même d’aller voir une des chambres type pour les plaisirs charnels. Bon, je ne vais pas vous le cacher, la chambre ressemble plus à une cellule de prison qu’à un endroit agréable où on voudrait passer ne serait-ce que 5 minutes. Les affaires personnelles d’une des filles, deux préservatifs, un lit à une place, une bassine d’eau et une micro-fenêtre. Voilà une description plutôt précise de cet endroit sordide. Et c’était un vrai soulagement d’en sortir.

Le tarif de base : 150 000 le quart d’heure. Arimbi me p1140904fait rire, elle me dit : « C’est tarifé par quart d’heure parce que les Indonésiens font vite leur affaire, ce n’est pas comme les Occidentaux qui font l’amour pendant deux ou trois heures ! » Un quart d’heure supplémentaire, c’est 150 000 de plus. Et pour une heure, on a un discount, on ne paie que trois quarts d’heure. Il semble que les filles les plus expertes puissent exiger des tarifs supérieurs.

2ème point de notre visite : le karaoké. Je ne sais pas comment font ces filles pour y rester tous les soirs et chanter à tue-tête ! Ca hurle, ça braille… Les tables sont pleines de bouteilles de bière. Je vois 3 clients passant de toute évidence un super moment avec 2 jeunes demoiselles : tout ça dans une ambiance à défoncer les oreilles et des lumières noires aveuglantes qui rendent la soirée sans doute encore plus « agréable ». On tente tant bien que mal de parler à certaines filles pour en savoir un peu plus sur elles : leur parcours, leur métier, leur origine. En vain. Méfiance. Bref. La seule chose que j’ai réussi à extraire plus ou moins de manière certaine, c’est qu’elles sont arrivées dans cet endroit grâce ou peut-être à cause d’un membre de leur famille ou d’une copine qui y était déjà.

Rumah Harapan ou « Maison de l’Espoir »
Après plus de deux heures passées au cœur de l’action, nous repartons soulagés pour parler plus librement avec Arimbi. Cette femme qui vient d’un petit village de Java n’a rien à voir avec le monde de la prostitution : elle n’a jamais été ni prostituée, ni maquerelle. Pourtant, c’est depuis 2006 qu’elle essaye d’aider ces jeunes femmes à en sortir et devenir plus indépendantes. Avec Hasta Sanders, de l’association Pink Ribbon, Ibu Tari du café Batujimbar, à Sanur, et The Bali International Women Association (BIWA), elles essayent d’organiser des forums de discussions et d’aide aux prostituées métaphoriquement appelés Rumah Harapan  ou « Maison de l’Espoir ». Cette rumah harapan n’est pas un lieu physique comme elle le précise mais juste un endroit dans le cœur qu’il faut garder pour ces femmes.

Arimbi a poussé si loin son expérience qu’elle a même monté une laverie et l’a tenue pendant 3 ans dans le bordel que j’ai visité pour soutenir ces jeunes femmes, les éduquer sur les dangers des maladies sexuellement transmissibles ou tout simplement leur montrer qu’il y a une autre façon de vivre. Comme elle dit elle-même : « Ce sont des femmes comme toi ou moi, elles n’ont juste pas eu de choix. Elles arrivent ici à cause de la pauvreté et pour aider leurs familles. Bali est comme une terre promise pour elles, un eldorado sexuel où elles font de l’argent facile. »

Grâce à Arimbi, j’ai pu vérifier donc toutes les informations qui m’ont été gentiment données dans la maison close précédemment. C’était comme si je passais de l’autre côté du miroir en disant : « Bon et maintenant soyons franches, qu’est ce qui se cache vraiment derrière ces mots à moitié dits et une gêne mal dissimulée. » Ne nous berçons pas d’illusion, certaines des filles ont moins de 25 ans, certaines seulement 17. Un deuxième mythe brisé concerne leurs revenus. En vérité, seulement 10% d’entre elles réussissent à économiser un peu et à envoyer de l’argent à leur famille. L’argent circule mais il leur glisse des doigts et c’est la tenancière qui en profite vraiment. Les filles empruntent puis remboursent avec des taux forts. Et tous les mois, c’est la même chose. Elles ne sont finalement pas si libres car c’est un cercle vicieux. Elles empruntent, elles remboursent et ainsi de suite.

Concernant la santé, Arimbi m’apprend aussi que certaines sont infectées. A quelle proportion ? Difficile de le savoir, probablement au moins 20% ont le sida. Et ce n’est pas ça qui les empêche de continuer de travailler. J’ai donc demandé à Arimbi pourquoi elles prenaient des risques pareils et sa réponse était à la hauteur de ma question : « Chérie, tout est question d’argent. » Le client veut une faveur non protégée ? Il lui suffit de payer en plus. Ce n’est pas un scoop, certes, mais ça reste choquant. Enfin, vous l’avez bien deviné, il n’y a pas de séparation des tâches du genre « Tu divertis le client au karaoké et moi je couche avec. » Ces filles sont corvéables à merci et doivent être capables de tout faire, du balayage au rapport sexuel 15 minutes top chrono dans une petite chambre déprimante.

Mais elles semblent toutefois heureuses et Arimbi me le confirme. Oui, elles possèdent ce que chaque personne a finalement besoin pour se sentir exister : l’appartenance à une communauté. Le corps n’est qu’un outil de travail. Le plaisir ? L’orgasme ? Ce n’est qu’avec le mari ou le petit ami, comme elles disent. Arimbi et ses deux amies sont parmi les rares personnes à Bali qui essayent de combattre cette dure réalité de la prostitution, dont tout le monde se moque bien. Elle a essayé de sortir plusieurs filles de ce milieu mais la plupart d’entre elles y reviennent immanquablement. C’est souvent qu’elles tombent enceintes et confient leur enfant à l’adoption. Pas parce que ce sont de mauvaises mères disent-elles, mais simplement parce qu’elles veulent un meilleur avenir pour leur enfant. Oui, je me suis posée cette question : est-ce que ça fait d’elles p1060381des mauvaises personnes ? Je ne pense pas. Est-ce qu’elles ont la même perception du bonheur que moi ? Sans doute pas. Et finalement qu’est-ce qui se cache derrière une vie de prostituée ? Une grande complexité, une combinaison de facteurs dont nous sommes rarement conscients, car nous préférons réduire cet univers à quelque chose d’obscur, sale et lointain qui ne nous concerne pas.

bordel-4Hasta Sanders à gauche: [email protected]
Arimbi Sarong à droite: [email protected]

Notre ancien contributeur, le photographe Aimery Joëssel, mène depuis 2013 une recherche photographique dans les maisons closes de Sanur. Son travail devrait donner lieu prochainement à une exposition et un livre ou un catalogue en collaboration avec Jean Couteau, bien connu des lecteurs de notre journal. Il nous a gracieusement offert un aperçu de son travail qu’on peut aussi admirer sur sa page FB: Aimery Joëssel Photography, dans l’album Rumah Harapan « House of Hope ».

Photos noir et blanc par Aimery Joëssel

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